A l'est
de Varsovie, sur les
rives du Bug occidental, s'étendent des sables et des
marais,
d'épaisses forêts de- pins et de
feuillus. Sur cette
terre indigente, les villages sont rares; l'homme évite les
étroits chemins où le pied s'enlise,
où la roue
plonge jusqu'au moyeu dans le sable profond.
Dans
cette nature morne, à
plus de soixante kilomètres de Varsovie, se trouve la petite
station
de Treblinka, sur la ligne de Siedlce, à
proximité de
Malkinia, point de croisement (les voies ferrées venant de
Varsovie, de Bialystok, de Siedlce et de Lomza.
De tous
ceux qui furent
amenés à Treblinka en 1942, bien peu sans doute
avaient
traversé
ces lieux en temps de paix, et promené leur regard distrait
sur
la
monotonie du paysage fait de pins et de sable, de sable et de pins,
avec
çà et là des touffes de
bruyères, un
buisson
desséché, une station morose, un croisement de
lignes...
Peut-être
le regard ennuyé du voyageur avait-il remarqué un
embranchement
à voie unique partant de la station pour s'enfoncer dans le
bois
parmi
les pins qui l'enserraient des deux côtés. Cet
embranchement
conduisait à une carrière de sable blanc qui
servait pour
les
constructions industrielles et urbaines.
La
carrière est à
quatre kilomètres de la station, au milieu d'un terrain nu,
si
ingrat que les paysans le délaissent comme un
désert en
pleine forêt. Par endroits la terre est couverte de
mousse;
çà et là on voit se profiler la
silhouette d'un
pin chétif; un choucas ou
une huppe bigarrée, de temps à autre, rayent le
ciel.
Ces lieux désolés avaient
été choisis. avec
l'approbation du Reichsführer des S. S. Heinrich Himmler, pour
devenir un charnier colossal, tel que l'humanité n'en avait
encore jamais connu avant nos
jours cruels, même aux époques de barbarie
primitive. Non,
jamais l'univers n'avait rien vu d'aussi
épouvantable.
C'était ici le plus atroce des camps de la mort
établis
par les S. S., qui dépassait en horreur Sobibor, Majdanek,
Belzyce et Oswiencim.
Le camp
n°1
Il y
avait deux camps à
Treblinka le camp n° 1, où travaillaient des
détenus
de différentes nationalités, surtout des
Polonais; et le
camp des Juifs le camp
n° 2.
Le camp
n° 1 (camp de travail
ou disciplinaire) se trouvait- à proximité de la
carrière de sable, non loin de l'orée du
bois. De
type ordinaire, il
ressemblait aux centaines, aux milliers d'autres camps que la Gestapo
avait
établis dans les régions occupées de
Est. Il
datait
de 1941. On y retrouvait comme la synthèse des
principaux
traits
du caractère allemand, déformés dans
l'affreux
miroir
du régime hitlérien. Ainsi passent,
monstrueusement
déformés
dans le délire de la fièvre, les
pensées et les
sentiments
qui étaient ceux du malade avant sa maladie. Ainsi
un
dément
déforme dans ses actes la logique des actes et des
idées
de
l'homme normal. Ainsi le criminel qui assène un
coup de
marteau
sur le crâne de sa victime unit, à l'adresse que
donne
l'habitude,
le coup d'oeil et la sûreté de main d'un forgeron,
un
sang-froid
qui n'a plus rien d'humain. L'esprit d'épargne, la
méthode,
la propreté minutieuse, - autant de qualités
propres
à
beaucoup d'Allemands et qui portent leurs fruits, dans l'agriculture et
dans
l'industrie. Mais l'hitlérisme les a mises au
service du
crime
: dans le camp de travail polonais, la Reichs-S.S. opérait
comme
s'il
se fût agi de cultiver des choux-fleurs ou des pommes de
terre.
La
superficie du camp
était
divisée en rectangles impeccables ; les baraquements
étaient
rigoureusement alignés; de petits bouleaux bordaient les
allées
couvertes de sable. Des bassins
bétonnés avaient
été construits pour les oies et les canards,, et
d'autres
pour I& lessive; on y accédait par des escaliers
commodes. Il y avait aussi,
pour le personnel allemand, un four à pain
modèle, un
salon
de coiffure, un garage, un distributeur d'essence avec son globe de
verre,
des dépôts. Le camp ressemblait beaucoup
- avec ses
jardinets,
ses pompes à eau, ses routes,
bétonnées - au camp
de
Majdanek, près de Lublin, et à des dizaines
d'autres
camps
de travail établis, dans l'est de la Pologne, où
la
Gestapo
et les S.S. se croyaient installés pour longtemps.
Dans
l'organisation
de tous ces camps se, manifestent des traits bien allemands : la
ponctualité,,
le calcul mesquin, l'amour de l'ordre poussé
jusqu'à la
manie,
le culte de l'horaire et du schéma
élaboré
jusqu'en
ses moindres détails.
Les raisons pour
y être envoyé
On
était envoyé au
camp n° 1 pour un laps de temps parfois très court :
quatre,
cinq ou six mois. Il y avait là des Polonais
coupables
d'infraction
aux lois du Gouvernement général, infraction de
peu
d'importance, bien entendu, car pour les cas graves c'était
la
mort sans différer. Etre
dénoncé, avoir
laissé échapper un mot dans la rue, ne pas
s'être
acquitté intégralement des livraisons, refuser
à
un Allemand sa voiture ou son cheval, être non pas convaincu,
mais simplement soupçonné de sabotage
à la,
fabrique, ou encore, si l'on était une jeune fille,
repousser
les propositions
d'un S. S, suffisait pour être envoyé au camp
disciplinaire où
languissaient des centaines, des milliers de Polonais : ouvriers,
paysans,
intellectuels, hommes et femmes, vieillards et adolescents,
mères et
enfants. Cinquante mille personnes environ ont
passé par
ce
camp. Les Juifs n'y étaient conduits que s'ils
étaient passés maîtres dans le
métier de
maçon, de tailleur, de boulanger, de cordonnier,
d'ébéniste. Le camp comptait toutes
sortes
d'ateliers; celui de menuiserie, vaste, fournissait fauteuils, tables
et chaises aux états-majors de l'armée allemande.
La liquidation du
camp n° 1
Le camp
n° 1, organisé
en automne 1941, cessa d'exister le 23 juillet 1944, alors que les
détenus entendaient déjà gronder au
loin
l'artillerie soviétique...
Ce
jour-là, au petit
matin,
wachmanns et -S. S., après avoir bu un verre de schnaps pour
se
donner
du cœur au ventre, procédèrent
à la liquidation du
camp. Lorsque vint la nuit, tous les détenus
avaient
été tués. Tués et
enterrés. Sauf Maks Lewit, un menuisier de
Varsovie qui,
resté jusqu'au soir sous les cadavres de ses camarades,
réussit à gagner la forêt. Il
raconte que
gisant dans la fosse, il entendit trente garçons entonner
avant
d'être fusillés un chant soviétique, et
l'un d'eux
s'écrier : « Staline nous vengera ! »
,Quand le
petit Leib, l'idole du camp, tomba dans la
fosse, il se releva en disant : « Monsieur le wachmann, vous
m'avez raté. Tirez encore, et visez mieux !
»
Le règlement
du camp
On sait
aujourd'hui ce
qu'était le régime du camp n° 1 : des
dizaines de
témoins, Polonais et Polonaises,
évadés ou
relâchés, nous ont parlé du
règlement auquel
les détenus étaient soumis. Nous savons
tout du
travail à la sablière et comment on
précipitait au
fond de la carrière ceux qui n'avaient pas rempli leur
norme;
nous savons ce qu'était la nourriture : cent soixante-dix
à deux cents grammes de pain et un litre d'une lavasse
infâme baptisée du nom de soupe; nous savons qu'on
y
mourait de faim et qu'on emportait sur des brouettes par
delà
les barbelés, pour leur donner le coup de grâce,
ceux dont
le corps était enflé; nous savons les orgies
effrénées des Allemands; nous savons qu'ils
violaient des
jeunes filles et les tuaient après; qu'ils
précipitaient
les gens d'une hauteur de six mètres; que la nuit, leur
bande
ivre faisait irruption dans une baraque pour en tirer de dix
à
quinze détenus sur lesquels ils expérimentaient
sans
hâte différentes méthodes de mise
à mort,
tirant en plein cœur, dans la nuque, les yeux, la bouche, la
tempe de
leurs victimes.
Les noms des
assassins
Nous
savons les noms des S. S. du
camp, leur caractère, leurs habitudes, - nous connaissons le
chef du
camp, l'Allemand de Hollande van Eypen, assassin forcené,
débauché insatiable, amateur de beaux chevaux et
de
courses. Et le jeune Stumpf, dont le corps massif
était
secoué par des accès de
rire irrépressibles chaque fois qu'il tuait un
détenu ou
qu'une exécution avait lieu en sa présence,
Stumpf qu'on
avait surnommé « la mort qui rit », et
que Maks
Lewit, laissé pour mort dans sa fosse, entendit rire la
dernière fois le 23 juillet 1944, quand
sur l'ordre du S.S. les wachmanns fusillaient les enfants.
Nous
connaissons
Swiderski, dit « le champion du marteau »,
l'Allemand
borgne
d'Odessa qui n'avait pas son pareil pour l'assassinat «
à
l'arme
blanche », et qui en quelques minutes tua à coups
de
marteau
quinze enfants de huit à treize ans reconnus impropres au
travail.
Nous connaissons Preifi, dit «le Vieux». une brute
maigre,
maussade
et taciturne, qui avait l'air d'un tzigane. A
l'affût
près
des ordures du camp, il attendait les détenus qui venaient
en
cachette
manger des épluchures de pommes de terre; il leur ordonnait
alors
d'ouvrir lia bouche et tirait en plein dans cette bouche
ouverte.
C'était
sa façon de se distraire.
Nous
connaissons Schwarz et
Ledecke, deux assassins professionnels qui s'amusaient à
tirer,
le soir, sur les détenus revenant du travail, et qui en
abattaient tous les jours vingt, trente et jusqu'à quarante.
Le
cerveau, le cœur, l'âme,
les habitudes, les paroles, les actes de ces pervertis
étaient
l'affreuse caricature du cerveau, du cœur, de
l'âme, des
habitudes, des paroles, des actes ordinaires à
l'homme. Le
régime du camp, tout ce qu'on sait de leurs assassinats,
leur
amour des plaisanteries cyniques, qui rappellent celles de Burschen
allemands ivres et batailleurs, leurs
chansons sentimentales exécutées en
chœur parmi les mares
de
sang, leurs discours sans fin aux condamnés à
mort, leurs
sermons,
leurs sentences vertueuses soigneusement imprimées sur
papier
spécial : autant de monstruosités nées
du vieux
chauvinisme, de la suffisance,
de la fatuité, de la morgue, du pédantisme
allemands,
d'une
préoccupation exclusive de son petit nid et d'une
indifférence glaciale pour tout ce qui vit, d'une foi
fanatique
et niaise en la supériorité de la musique, de la
science,
des vers, de la langue, des gazons, des W.-C., du ciel, de la
bière et des maisons allemands. Les vices et les
crimes horribles de ces hommes résultent des vices du
caractère national allemand.
Le camp n°2
Tel
était le camp n°
1, autre Majdanek, mais en plus petit. Et on eût pu
croire
qu'il n'y avait rien de plus affreux au monde. Mais ceux qui
vivaient là savaient bien qu'il y avait un autre camp cent
fois
plus horrible que le
leur. En mai 1942, les Allemands avaient en effet entrepris,
à
trois kilomètres de là, la construction d'une
véritable
usine de mort. Les travaux, auxquels étaient
occupés
plus de mille paires de bras, avaient rapidement progresse.
Là,
rien n'était prévu pour la vie tout pour la
mort.
L'existence
de ce camp devait être tenue profondément
secrète;
tel
était l'ordre de Himmler. Pas un homme ne devait
en sortir
vivant,
et personne n'était autorisé à s'en
approcher.
On tirait sans avertissement sur quiconque passait par hasard
à
un
kilomètre de là. Il était
interdit aux
avions
allemands de survoler la région. Jusqu'au tout
dernier
moment,
les victimes qu'une ramification de la vole amenait au camp ignoraient
le
sort qui les attendait. Les gardiens qui accompagnaient les
convois
n'étaient pas admis à franchir l'enceinte
extérieure
du camp : lorsque les wagons arrivaient, des S.S. venaient relever les
gardiens.
L'arrivée des
trains
Le
train, ordinairement
composé de soixante wagons, s'arrêtait dans le
bois qui
masquait le camp,
où il était divisé en trois rames de
vingt wagons
chacune,
que la locomotive, allant à reculons, Poussait
successivement
jusqu'au quai, à l'intérieur du camp;
elle-même
s'arrêtait juste devant les barbelés, ce qui fait
que ni
le mécanicien ni le chauffeur ne
pénétraient dans
le camp. Lorsque
la rame était déchargée,, le
sous-officier S. S.
de
service sifflait les vingt wagons suivants qui attendaient à
deux
cents mètres. Quand les soixante wagons
étaient
vides,
la Kommandantur téléphonait à la
station que le
convoi
suivant Pouvait se mettre en route. Celui qu'on venait de
décharger
partait pour la carrière prendre du sable qu'il emportait
à
Treblinka ou à Malkinia.
On
avait mis à Profit la
situation géographique de Treblinka : les convois
chargés
de victimes arrivaient ici des quatre coins du monde : de l'ouest et de
l'est, du nord et du sud. Ils venaient de villes polonaises
de
Varsovie, de Miendzyrzec, de Czenstochowa, de Siedlce, de Radom, de
Lomza, de Bialystok, de Grodno; ils venaient de Biélorussie,
d'Allemagne, de Tchécoslovaquie, d'Autriche, de Bulgarie et
de
Bessarabie. Pendant treize mois, les convois se
succédèrent en direction de Treblinka; chacun
d'eux
comptait soixante wagons, et sur chaque wagon des chiffres avaient
été tracés à la craie :
150, 180, 200; ils
indiquaient le nombre de personnes qui- s'y trouvaient. Des
employés du chemin de
fer et des paysans tenaient en secret le compte de ces
trains.
Karzimierz Skarzynski, un vieux de soixante-deux ans habitant Wolka
(l'agglomération la plus proche du camp), m'a dit que
certains
jours il était passé jusqu'à dix
trains devant
Wolka sur la seule ligne de Siedlce, et
qu'au cours de ces treize mois, bien rares avaient
été
les
jours où l'on n'avait vu passer aucun train. Or,
ce
n'était qu'une des quatre lignes qui mènent
à
Treblinka. Lurjan Cukowa, mobilisé par les
Allemands pour
travailler à l'entretien de la voie conduisant au camp
n° 2,
affirme que du 15 juin 1942 au mois d'août 1943, il vit
passer
chaque jour de un à trois convois dont chacun comptait
soixante
wagons de cent cinquante personnes au moins. Nous avons
recueilli
des dizaines de témoignages analogues. Si
même nous réduisons ces chiffres de
moitié, nous
pouvons dire qu'en l'espace de treize mois, environ trois millions de
personnes furent amenées au camp. Mais nous y
reviendrons.
Le camp
lui-même, avec sa
ceinture extérieure, son quai, les
dépôts où
étaient rassemblés les objets ayant appartenu aux
victimes et les autres locaux accessoires, occupait une superficie peu
considérable : sept cent quatre-vingt
mètres sur six cents. Si pour un instant on avait
des
doutes
quant au sort des millions d'êtres amenés
là, si
l'on
pouvait supposer ne fût-ce qu'une seconde que les Allemands
ne
les
assassinaient pas aussitôt arrivés, on se
demanderait :
où
sont-ils donc ces hommes qui pourraient constituer la population d'un
petit
Etat ou d'une grande capitale d'Europe ? Pendant treize mois - pendant
trois
cent quatre-vingt-seize jours - les convois sont repartis
chargés de
sable ou bien à vide : personne n'est revenu du camp
n° 2.
Mais
aujourd'hui la question se pose, terrible comme un glas : «
Caïn, où sont-ils donc ceux que tu avais
amenés ici
? »
Le
fascisme n'a pu tenir secret
le plus grand de ses crimes. Mais ce n'est pas parce que des
milliers
d'hommes en ont été les témoins
involontaires :
sûr
de l'impunité, Hitler résolut d'exterminer des
millions
d'innocents dans l'été de 1942,
période des plus
grands succès militaires fascistes; on sait aujourd'hui que
c'est en 1942 que le chiffre des assassinats fut le plus
élevé : les fascistes montrèrent alors
ce dont ils
étaient capables. Si Adolf Hitler avait vaincu, il
aurait
su faire disparaître toutes les traces de ses crimes; il
aurait
su réduire au silence tous les témoins,
eussent-ils
été dix fois plus nombreux; aucun n'eût
soufflé mot. C'est pourquoi je m'incline une fois
de plus
devant ceux qui, en automne 1942, dans
le silence du monde qui célèbre aujourd'hui sa
victoire,
ont
arrêté, sur la rive abrupte de la Volga,
l'armée
allemande
derrière laquelle bouillonnaient des flots de sang innocent,
-
devant
les vainqueurs de Stalingrad, devant l'Armée rouge qui a
empêché
Himmler de faire le secret sur Treblinka.
Les
témoins
Aujourd'hui
les hommes ont
parlé, les pierres et la terre ont porté
témoignage. Et nous pouvons, sous les yeux de
l'humanité et devant la conscience du monde, parcourir l'un
après l'autre les cercles de l'enfer de Treblinka,
auprès duquel pâlit l'enfer de Dante.
Tout ce
que vous allez lire, je
l'ai reconstitué d'après les récits de
témoins vivants, les déclarations d'hommes qui
ont
travaillé à Treblinka depuis sa
création jusqu'au
2 août 1943, jour où les condamnés
à mort se révoltèrent,
brûlèrent le
camp
et s'enfuirent dans les bois. Les wachmanns faits prisonniers
ont
confirmé mot pour mot les dires des témoins et
les ont
parfois complétés. Tous ces hommes, je
les ai vus
de mes propres yeux, je leur ai parlé longuement, j'ai
devant
moi leurs dépositions écrites. Ces
témoignages, de sources pourtant différentes,
concordent
parfaitement, qu'il s'agisse de Bari, le chien du chef du camp, ou de
la technique de l'assassinat en masse, de l'organisation du meurtre
à la chaîne.
Engageons
nous donc dans les
cercles successifs de l'enfer de Treblinka.
D'où venaient
les victimes ?
Quels
étaient ceux que les
convois amenaient ? Des Juifs surtout, mais aussi des Polonais, des
Bohémiens. Au printemps de 1942, toute la
population juive
de Pologne, d'Allemagne,
des régions occidentales de Biélorussie avait
été parquée dans des
ghettos. Des millions
d'ouvriers, d'artisans, de médecins, de professeurs,
d'architectes, d'ingénieurs,
d'instituteurs, d'artistes, vivaient confinés avec leurs
femmes,
leurs
filles, leurs fils, leurs mères et leurs pères
dans les
ghettos
de Varsovie, de Radom, de Czenstochowa, de Lublin, de Bialystok, de
Grodno
et dans des dizaines d'autres, plus petits. Celui de Varsovie
comptait
à lui seul environ cinq cent mille habitants.
Cette
réclusion, c'était la première partie,
la partie
préliminaire du plan hitlérien d'extermination
des
Juifs. Au cours de l'été 1942, on
décida de
mettre à exécution la seconde partie du plan - la
destruction physique des Juifs. Himmler se rend alors
à Varsovie et donne des ordres en
conséquence. Nuit
et
jour les travaux se poursuivent : on construit la fabrique de mort de
Treblinka. Dès juillet, les premiers convois
arrivent de
Varsovie et de Czenstochowa. On a dit à tous ces
gens
qu'on les emmenait en Ukraine pour les travaux agricoles. Ils
ont
avec eux vingt kilos de bagage, plus leur nourriture; c'est tout e
qu'on leur a permis d'emporter.
Le voyage dans les
trains de déportation
Plus
d'une fois les Allemands
firent prendre à leurs victimes des billets pour «
Ober-Majdan »; c'est ainsi qu'ils avaient baptisé
Treblinka. On commençait à parler dans
toute la
Pologne de ce lieu horrible. Dès lors les S. S.
évitèrent de prononcer le mot de Treblinka
quand ils faisaient monter leurs victimes en voiture. Mais
leur
comportement ne laissait aux voyageurs aucun doute sur le sort qui les
attendait. Ils étaient entassés
à cent
cinquante au moins, souvent à cent quatre-vingts et parfois
à deux cents dans un wagon
à marchandises, et pas une seule fois ils ne recevaient
à
boire
pendant tout le trajet qui durait jusqu'à deux ou trois
jours.
Ils étaient torturés par la soif au point d'en
être
réduits
à boire leur urine. Pour cent zlotys les gardiens
promettaient
une gorgée d'eau, mais le plus souvent ils n'apportaient
rien.
On était si serré que parfois il fallait voyager
debout.
En cours de route, surtout pendant les journées
étouffantes
de l'été, il mourait dans chaque wagon plusieurs
personnes
: des vieux et des cardiaques. Comme on n'ouvrait pas les
portes
avant
d'être arrivé à destination, leurs
corps qui
commençaient
à se décomposer empoisonnaient l'air.
Si quelqu'un
faisait
flamber une allumette pendant la nuit, les gardiens ouvraient le
feu.
Le coiffeur Abram Kon raconte que dans son wagon, ils
blessèrent
ainsi
un grand nombre de personnes et en tuèrent cinq.
Pour
ceux qui arrivaient des
autres pays France, Bulgarie, Autriche, etc., le voyage
était
tout différent. Ils n'avaient jamais entendu
parler de
Treblinka, et jusqu'au dernier moment ils étaient
persuadés qu'on les emmenait travailler.
Les Allemands faisaient miroiter les commodités et les
charmes
de
la vie nouvelle qui les attendait. Certains convois
arrivèrent
chargés de gens qui avaient cru partir en pays neutre : ils
étaient
munis de passeports étrangers et avaient obtenu des
autorités
allemandes, en y mettant le prix, les visas nécessaires.
Un jour
le train amena à
Treblinka des citoyens du Canada, des Etats-Unis et d'Australie, que la
guerre avait surpris en Europe : après bien des
démarches
et moyennant de gros pots-de-vin, ils avaient obtenu de partir en
« pays neutre » ! Les trains venant d'Europe
occidentale
avaient des wagons-lits et des wagons-restaurants. Ils
étaient desservis par le personnel ordinaire : ici, pas de
gardiens. Les voyageurs emportaient des coffres volumineux,
d'énormes valises, et de la nourriture en
quantité.
Les enfants descendaient aux arrêts et s'informaient
auprès des employés : serait-on bientôt
à
Ober-Majdan ?
De
temps à autre il
arrivait des convois de Bohémiens venant de Bessarabie et
d'autres régions. Des trains amenèrent
aussi de
jeunes Polonais, paysans et ouvriers, qui s'étaient
soulevés ou avaient pris part à la guerre des
partisans.
Il est
difficile de dire ce qui
est le plus affreux : d'aller à la mort dans d'horribles
souffrances en sachant que chaque instant vous rapproche d'elle, ou
bien de regarder par la portière d'un wagon de
première
classe dans, une ignorance complète de ce qui vous attend,
tandis que de la station on téléphone
déjà
au camp pour annoncer l'arrivée du train et le
nombre des nouvelles victimes.
L'arrivée au
camp
Pour
tromper jusqu'au bout ceux
qui venaient d'Europe, un semblant de gare avait
été
aménagé sur le quai où les rames de
vingt wagons
venaient se décharger l'une après
l'autre. Une gare
avec ses guichets, sa consigne et son restaurant. Des
flèches indicatrices disaient - « Trains pour
Bialystok
», « pour Baranowicze », «
pour Wolkowysk », etc. L'arrivée du
convoi
était
saluée par un orchestre; tous les exécutants
étaient
vêtus de façon impeccable. Un homme eu
tenue
d'employé
du chemin de fer demandait les billets et faisait sortir les voyageurs
sur
une place. Ils étaient trois ou quatre mille,
chargés
de sacs et de valises. Les jeunes soutenaient les vieillards
et
les
malades. Les mères portaient leurs enfants dans
leurs
bras;
les plus âgés se serraient contre leurs parents et
promenaient
à la ronde des regards curieux. Cette place,
foulée
par
des millions de pieds,, avait quelque chose d'inquiétant, de
tragique.
L'oeil aux aguets saisissait bientôt des détails
alarmants.
Çà et là, sur le sol balayé
à la
hâte
(juste avant l'arrivée du train, c'était visible)
des
objets
abandonnés traînaient encore : baluchons de
vêtements,
valises ouvertes, blaireaux, casseroles
émaillées...
D'où
venaient-ils ? Et
pourquoi, passé le quai, la voie s'interrompait-elle tout
à coup ? Pourquoi cette herbe jaune et ces
barbelés de
trois mètres de haut ? Où étaient les
lignes de
Bialystok, Siedlce, Varsovie, Wolkowysk ? Pourquoi les
nouveaux
gardiens avaient-ils ce ricanement étrange devant les hommes
qui
rectifiaient la position de leur cravate, les petites vieilles
à
la mise soignée, les garçons en costumes marins,
les minces jeunes filles qui avaient su pendant tout le voyage garder
propre
leur toilette, les jeunes mamans enveloppant avec amour les nourrissons
dans
leurs couvertures ? Tous ces wachmanns en uniformes noirs, tous ces
sous-officiers
S. S. ressemblaient étonnamment aux conducteurs (l'un
troupeau
poussé
à l'abattoir. Pour eux, les nouveaux
arrivés
n'étaient
déjà plus des vivants, et ils ne pouvaient
s'empêcher
de sourire devant leurs pudeurs, leurs marques d'amour, leur crainte,
leurs
attentions affectueuses, et le soin qu'ils prenaient des choses.
Qu'elles
leur semblaient
drôles, ces mères qui grondaient leurs enfants
parce
qu'ils s'étaient écartés de quelques
pas ou qu'ils
avaient sali leur petite
vareuse, ces hommes s'épongeant le front de leur mouchoir et
fumant
des cigarettes, ces jeunes filles arrangeant leur coiffure et serrant
leur
jupe contre elles, quand passait un coup de vent.
Drôles,
les
vieux qui tâchaient de s'asseoir sur les valises, ,et ceux
qui
passaient
avec un volume sous le bras, et les malades qui s'enveloppaient le cou
d'une
écharpe... Il arrivait quotidiennement à
Treblinka
jusqu'à
vingt mille personnes; c'étaient des journées
vides que
celles
,où il ne sortait de la gare que six ou sept mille
«
voyageurs
». Quatre ou cinq fois par jour, la place se remplissait de
monde.
Et ces dizaines, ces centaines de milliers d'yeux interrogateurs et
inquiets, ces visages jeunes ou vieux, ces belles jeunes filles aux
boucles noires ou
au front nimbé d'or, ces vieillards chauves,
voûtés, recroquevillés, ces adolescents
timides
n'étaient qu'un torrent où sombraient la Raison
et la
Science, l'amour des jeunes filles
et la curiosité des enfants, la toux des vieillards et le
cœur
de
l'homme. Et ceux qui arrivaient sentaient en
frémissant se
poser
sur eux des. regards étranges, narquois,
réticents,
repus,
pleins de la supériorité de la brute vivante sur
l'homme
mort.
En l'espace d'un instant, leurs yeux enregistraient sur la place
maints,
détails insolites. Qu'était-ce donc que
cet
énorme
mur de six mètres, tout tapissé de branches de
pins
jaunissantes
et de couvertures ? Bien inquiétantes aussi, ces couvertures
ouatées de toutes les couleurs, faites de soie ou
d'indiennes et
si pareilles à celles qu'ils apportaient
eux-mêmes...
D'où venaient-elles ? Ceux à qui elles
appartenaient n'en
avaient donc plus besoin ?... Et
ces hommes, à brassard bleu qui étaient-ils ? On
se
rappelait des réflexions récentes, de soudaines,
alarmes,
certains mots chuchotés. Mais non, non, non !
C'était impossible ! Et
l'on chassait l'horrible pensée.
L'inquiétude
durait à
peine : deux ou trois minutes peut-être, jusqu'à
ce que
tous
se fussent réunis sur la place. Cela
traînait
toujours
: il y avait des infirmes, des boiteux, des vieillards et des malades
qui
avaient peine à se mouvoir.
Vers la chambre à
gaz
Enfin,
tous étaient
rassemblés. L'Unterscharführer
(sous-officier des
troupes S.S.) les invitait alors, à voix haute et en
détachant bien les mots, à laisser là
leurs
bagages et à se rendre au bain en n'emportant que
leurs papiers, les objets de valeur et le strict nécessaire
pour
se
laver. Des dizaines de questions se pressaient sur leurs
lèvres
: fallait-il prendre du linge ? pouvait-on défaire les
paquets ?
retrouverait-on ses affaires ? est-ce que rien n'aurait disparu
?
Mais on ne sait quelle force étrange les obligeait
à se
taire, à se diriger bien vite sans souffler mot, sans
même
jeter un coup d'œil en arrière, vers
l'entrée
pratiquée dans le mur de barbelés de six
mètres de
haut, camouflé par des branches. Ils passaient
devant les
« hérissons » antichars, devant des
barbelés
trois fois hauts comme un homme, le long d'un fossé
antitanks de
trois mètres de large, puis de nouveau devant un fil d'acier
mince roulé, tortillé en buissons, et encore le
long du
mur que faisaient des mètres et des mètres de
barbelés. Un sentiment affreux - celui
d'être perdu
irrévocablement - s'emparait des condamnés;
impossible de
fuir, de revenir en arrière, d'engager le combat :
sur les tours de ]bois, basses et trapues, des mitrailleuses
étaient
braquées. Appeler à l'aide ? Mais il
n'y avait
autour
d'eux que des S. S. et des wachmanns armés de mitraillettes,
de
grenades,
de pistolets; ils étaient la Force, ils
possédaient les
chars
et les avions, les terres, les villes, le ciel, les chemins de fer, la
loi,
les journaux, la T. S. F. Le monde entier se taisait,
écrasé,
asservi aux bandits bruns dont il subissait la domination.
Très
loin pourtant, à des milliers de kilomètres,
l'artillerie
soviétique tonnait sur les bords de la Volga : elle
proclamait
la volonté, du peuple russe de vaincre ou de mourir pour la
liberté; elle appelait à la lutte tous les
peuples du
monde...
Le tri des bagages
Devant
la gare, rapides et
silencieux, deux cents ouvriers aux brassards bleu ciel
défaisaient les paquets, ouvraient les paniers et les
valises,
déliaient les courroies des
porte-plaid. Ils procédaient au triage et
à
l'évaluation
des objets laissés là par le groupe qui venait
d'arriver
:
nécessaires à ouvrage soigneusement
rangés,
pelotes
de fil, caleçons d'enfant, maillots, draps, chandails,
ciseaux,
nécessaires
de toilette, liasses de lettres, photographies, dés, flacons
de
parfum,
miroirs, bonnets, chaussons, bottes taillées dans des
couvertures
d'ouate en prévision du froid, souliers de femmes, bas,
dentelles,
pyjamas, paquets de beurre, café, boîtes de cacao,
vêtements
de prière, chandeliers, livres, biscottes, violons, jeux de
cubes...
Il fallait une grande habileté professionnelle pour trier en
quelques
minutes ces milliers d'objets, les évaluer,
séparer ce
qui
serait envoyé en Allemagne du reste, des choses vieilles et
rapiécées
qui devaient être jetées au feu. Malheur
à
qui
mettait une valise de fibre avec les valises de cuir; gare à
qui
laissait parmi les vieilles chaussettes reprisées une paire
de
bas neufs venant de Paris. On ne se trompait qu'une fois,
jamais
deux.
Quarante
S. S. et soixante
wachmanns travaillaient au « transport »,
c'est-à-dire à
ce que j'appellerai la première phase de
l'opération :
réception du convoi, acheminement des, « voyageurs
»
vers la « gare , et la place, surveillance des ouvriers
chargés de trier et d'évaluer les objets, qui de
temps
à autre, trompant la vigilance de leurs gardiens glissaient
rapidement dans leur bouche un morceau de pain, un bout de sucre ou un
bonbon trouvés dans les paquets. Le travail
terminé, on leur permettait de se laver les mains et le
visage
à l'eau de Cologne et au parfum, car l'eau manquait
à
Treblinka, et seuls les Allemands et les wachmanns en usaient pour se
laver.
Tandis
que les nouveaux
arrivés se préparaient à prendre un
bain, le
triage s'achevait. Les objets de valeur étaient
emportés au dépôt; les lettres, les
photos de
nouveau-nés, de frères, de fiancées,
les
faire-part de mariage jaunis par le temps, ces milliers de choses
infiniment chères et précieuses pour ceux
à qui
elles appartiennent, mais qui pour le . s maîtres de
Treblinka
n'offraient aucun intérêt, étaient
réunies
en tas et jetées dans d'immenses fosses au fond desquelles
gisaient déjà des centaines de milliers
d'autres lettres, cartes postales, cartes de visite, photographies,
papiers
couverts de gribouillis d'enfants, de dessins naïfs aux
crayons de
couleur. Et la place, balayée à la
hâte,
était prête à recevoir un nouveau
contingent.
Révoltes
Mais
cela ne se passait pas
toujours ainsi. Quand les détenus savaient
à quoi
s'en tenir,
il y avait des révoltes. Le paysan Skrzeminski
raconte
qu'il
vit deux fois des gens s'élancer vers le bois
après avoir
brisé la porte du wagon et, culbuté leurs
gardiens; ils
furent abattus à coups de mitraillettes. Quatre
hommes
portaient dans leurs bras des enfants de quatre à six ans,
qui
furent tués eux aussi. La paysanne
Mariana. Bukus
rapporte des cas analogues. Un jour qu'elle travaillait aux
champs, soixante personnes qui s'étaient
échappées
du train et cherchaient à gagner la forêt furent
assassinées sous ses yeux.
Maintenant,
le contingent des
condamnés est arrivé sur une autre place,
à
l'intérieur de la
deuxième enceinte, devant un énorme baraquement;
à
droite
il y en a trois autres, plus petits : deux dépôts
de
vêtements
et un dépôt de chaussures. Plus loin,
à
gauche,
se trouvent les casernes des S. S. et des wachmanns, les magasins de,
vivres, l'étable, des voitures
légères, des
camions, une auto blindée. Bref, on a
l'impressions d'un
camp ordinaire, en tous points semblable au camp n°1.
On
aperçoit, à
l'angle sud-est de la place, une étendue close par des
branchages devant
laquelle se dresse une espèce de guérite avec
l'inscription
: « Hôpital ». Les impotents et les
malades dont
l'état
est grave, transportés sur des brancards, y sont
reçus
par
un docteur en blouse blanche. Mais nous en reparlerons.
La
séparation
La
deuxième phase de
l'opération consistait à annihiler la
volonté des
victimes par des ordres incessants, où la lettre r claquait
comme un fouet; ils étaient lancés de cette voix
impérieuse dont est si fière l'armée
allemande,
parce qu'elle « prouve » que les Allemands sont une
race de
maîtres.
«
Achtung ! » La voix
du Scharführer jetait dans le silence tragique la formule
consacrée qu'il répétait Plusieurs
fois par jour
depuis de longs mois :
«
Les hommes restent
où ils sont. les femmes et les enfants iront se
déshabiller dans les
baraques à gauche. »
Alors
c'étaient des
scènes affreuses. L'amour maternel, conjugal,
filial leur
(lisait à tous qu'ils se voyaient pour la
dernière
fois. Des poignées de main, des baisers, des
bénédictions, des larmes, de courtes phrases
où
l'on mettait toute sa tendresse et toute sa douleur...
Les psychiatres de la mort savaient qu'il fallait sans tarder couper
court
à tout cela. Ces brutes connaissaient les lois
très
simples
que l'on applique dans tous les abattoirs du monde, et ils les
appliquaient
aux hommes.
C'était
l'une des parties
les plus délicates dé l'opération, le
moment
où l'on séparait les filles de leurs
pères, les
mères de leurs fils, les grand-mères de leurs
petits-enfants, les maris de leurs femmes.
«
Achtung ! Achtung !
» De nouveau il fallait troubler les raisons, les bercer
d'espoir, présenter les règles de mort comme des
règles de vie. Et la voix scandait :
«
Les femmes et les enfants
enlèveront leurs chaussures avant d'entrer. Les
bas
doivent
être déposés dedans ; les chaussettes
des enfants
seront
mises dans leurs chaussons, leurs sandales, leurs bottines.
Ne
nous
trompons pas ! »
Après
une courte pause, la
voix reprenait « En allant au bain, emportez vos bijoux, vos
papiers,
votre argent, un essuie-mains et du savon... Je
répète...
»
Les cheveux des
femmes
Dans le
baraquement des femmes,
il y avait un « salon de coiffure » où
on les
passait à la tondeuse; on enlevait aux vieilles leur
perruque. Étrange instant psychologique : au
témoignage des coiffeurs, en se voyant
dépouiller de leurs cheveux, les femmes étaient
persuadées
qu'elles allaient au bain. Parfois, l'une d'elles passant la
main
sur
sa tête disait : « Ici un peu plus court, s'il vous
plaît...
Egalisez... » Presque toutes sortaient rassurées,
avec un
morceau
de savon et une serviette, mais les jeunes regrettaient leurs belles
tresses.
Pourquoi donc coupait-on aux femmes leurs cheveux ? Etait-ce pour les
tromper
? Non, c'était pour les utiliser comme matière
première... J'ai demandé à bien des
gens ce que
les Allemands faisaient de tous les cheveux de celles qui allaient
mourir. Ils m'ont répondu que les
énormes tas de
boucles et de tresses noires, dorées ou blondes,
étaient
désinfectés, pressés dans des sacs et
expédiés en Allemagne. Des
témoins ont
confirmé que ces sacs portaient en effet des adresses
allemandes. Mais là-bas, que faisait-on de ces
cheveux ?
Nul n'a pu me répondre. Un certain Kon, dans ses
déclarations écrites, affirme qu'ils allaient au
département de la Marine de Guerre; ils servaient
à
bourrer des matelas, à tresser des cordages pour les
sous-marins, etc.
Cette
déclaration doit
être confirmée, et elle le sera, par le
grand-amiral
Raeder qui était en 1942 à la tête de
la Flotte
allemande.
Les hommes
Les
hommes, eux, se
déshabillaient dans la cour. On en
désignait, dans
le premier contingent de la journée, de cent cinquante
à
trois cents parmi les plus robustes,
qui étaient chargés d'enterrer les cadavres et
que,
d'ordinaire,
on tuait le lendemain. Les hommes devaient se
déshabiller
rapidement,
mais ranger avec soin leurs chaussures, leurs chaussettes, leur linge,
leur
veste et leur pantalon. Tout cela était ensuite
trié
par une deuxième équipe, dite
«rouge»
à
cause de la couleur des brassards. Ce qui pouvait
être
expédié
en Allemagne était sur-le-champ porté au
dépôt;
toute marque de fabrique, métallique ou autre,
était
soigneusement
enlevée. On brûlait le reste ou bien on
l'enterrait
dans
des fosses. Cependant, l'inquiétude ne cessait de
grandir.
Quelle était cette effroyable odeur que coupait à
tout
moment
celle du chlorure de chaux ? Pourquoi ces essaims de mouches grasses et
obsédantes,
ici, parmi les pins ? Le souffle rauque, le cœur battant, on
cherchait
jusque
dans les moindres indices la clef de l'énigme; on voulait
soulever
un coin du voile... Pourquoi là-bas, en direction du sud, ce
fracas
d'excavateurs géants ?
Les
gens nus étaient
conduits à des guichets où ils devaient remettre
leurs
papiers et objets de valeur. Et de nouveau la voix
s'élevait, terrible, hypnotisante : « Achtung !
Achtung
! Achtung ! Quiconque tentera de dissimuler des objets de
valeur
sera puni de mort ! »
Le
Scharführer était
assis dans une petite cabane de planches. Il était
entouré
de S. S. et de wachmanns qui se tenaient debout. Il y avait
près de la cabane plusieurs caisses de bois : une pour les
billets de banque,
l'autre pour les pièces de monnaie, une troisième
pour
les
montres, les bagues, les bracelets, les boucles d'oreilles et les
broches
ornées de pierres précieuses. Les
papiers,
désormais
inutiles, jonchaient la terre, les papiers de ceux qui dans une heure
seraient
entassés dans la fosse. Mais on triait
soigneusement l'or
et
les objets précieux : des dizaines. de joailliers
établissaient
le titre du métal, la valeur des pierres, la
pureté des
diamants.
Cuir,
papiers, tissus, ces brutes
utilisaient tout ce qui avait appartenu à l'homme; ils ne
faisaient
Il que de cette chose précieuse entre toutes : sa
vie.
Combien
d'esprits vastes et puissants, de cœurs purs, de beaux yeux
d'enfants,
de
doux visages de vieilles, combien de jeunes filles fières de
leur
beauté que la nature avait mis des siècles et des
siècles
à créer, ont été
précipités,
énorme flot silencieux, dans l'abîme du
néant ?
Quelques secondes suffisaient pour détruire ce que la nature
et
le monde avaient créé dans le gigantesque et
douloureux
enfantement de la vie.
Au
guichet, tout changeait
brusquement : finie la torture du mensonge qui les tenait tous dans
l'hypnose de l'ignorance et dans la fièvre, et qui les
faisait
soudain passer de l'espoir
au désespoir, des visions de la vie à l'horreur
du
néant. Elle avait été
jusque-là un
des éléments de la chaîne qui,
implacablement, les
conduisait à la mort. Elle avait
facilité aux S. S.
leur travail, mais au dernier acte
du pillage, ils levaient le masque, brisant les doigts des femmes pour
en
retirer les bagues et leur arrachant leurs boucles d'oreilles.
"La route d'où
l'on ne revient plus"
A la
dernière
étape, il fallait faire vite; le mot « Achtung !
»
était remplacé par un autre, qui sifflait et
claquait:
« Schneller ! Schneller! Schneller ! »
Plus vite !
Plus vite ! Plus vite 1
Au pas
de course dans le
néant ! On sait par la cruelle expérience de ces
dernières années que lorsqu'il est nu, l'homme
perd toute
velléité de résistance et cesse de
lutter contre
le sort; en même temps que ses vêtements, il a
perdu
l'instinct de la vie et il accepte ce qui lui arrive comme une
fatalité. Ceux-là même
deviennent passifs en
qui la vie bouillonnait. Néanmoins, pour
éviter
toute surprise, les S. S. soumettaient à un
abêtissement
monstrueux ces victimes arrivées à la
dernière
étape de leur calvaire.
Comment
s'y prenaient-ils ?
Ils
avaient recours à une
cruauté soudaine, absurde et inutile. Ces gens nus
auxquels on avait tout enlevé mais qui s'obstinaient
à
demeurer des hommes et qui l'étaient mille fois plus que les
brutes en uniforme qui les entouraient - continuaient à
respirer, à voir et à penser; leur cœur
battait
encore. Tout à coup, on leur arrachait des mains
leur
savon ;et leur serviette, et on leur ordonnait de se ranger par cinq.
«
Hände hoch ! Marsch
! Schneller ! Schneller ! » (Les mains en l'air ! Marche !
Plus
vite
! Plus vite !)
Ils
s'engageaient alors dans une
allée toute droite, plantée de fleurs et de
sapins,
longue de cent vingt mètres et large de deux. D'un
bout
à l'autre, à gauche et à droite, des
fils de fer
étaient tendus, où les wachmanns aux vareuses
noires et
les S.S. en uniformes gris se tenaient côte à
côte. L'allée était couverte
de sable blanc,
et ceux qui marchaient en tête avec leurs bras
levés y
découvraient l'empreinte encore fraîche d'autres
pieds
nus. Plus petits que les leurs : ceux des femmes; tout petits
ceux des enfants; ou bien grands et lourds ceux des
vieillards.
Ces dessins éphémères dans le sable
étaient
tout ce qui restait des milliers d'autres victimes qui venaient de
suivre ce chemin comme le faisaient en cet instant ces quatre mille
hommes, et comme le feraient deux heures plus tard ceux qui attendaient
dans la forêt. Ils passaient comme on
était
passé la veille et, dix jours auparavant, comme on passerait
le
lendemain et cinquante jours après; ils passaient comme tant
d'autres ont passé pendant les treize mois qu'a
duré cet
enfer.
Cette
allée, les Allemands
l'avaient baptisée : la « route d'où
l'on ne
revient
plus ».
Un
anthropoïde
grimaçant, dont le nom était Soukhomil, se
trémoussait et criait en écorchant à
dessein les
mots allemands :
«
Schneller, schizeller,
mes petits ! L'eau du bain va être froide. Allons,
allons,
dépêchons-nous ! »
Et
là-dessus, il
éclatait de rire, se contorsionnait et se mettait
à
gambader. Les hommes aux bras levés marchaient en
silence
entre deux haies de gardiens, sous les coups de crosse et de matraque,
et les enfants couraient car ils avaient peine à suivre les
adultes.
La
férocité du S.S. Zepf
Tous
les témoignages
concordent sur la férocité du S.S. Zepf
à la
dernière étape de ce chemin de la
croix. Zepf
s'était spécialisé dans l'assassinat
des
petits. Doué d'une force herculéenne,
il saisissait
brusquement un enfant dans la foule, le brandissait comme
une massue et lui fracassait la tête contre le sol, on bien
le
déclarait en deux.
J'avais
entendu parler de ce
monstre, pourtant né d'une femme, mais j'avais tenu pour
insensé, pour incroyable, ce qu'on m'en avait
raconté. Cependant, après
m'être entretenu
avec des témoins oculaires, je compris que
c'était là un des aspects du régime de
l'enfer de
Treblinka
qui cadrait parfaitement avec tout le reste, et je crus à
l'existence
de cet homme.
Les
actes de Zepf étaient
en effet nécessaires; ils contribuaient à
provoquer le
choc psychique; ils étaient une manifestation de cette
cruauté alogique qui écrasait les
volontés et les
consciences. Zepf était un rouage utile,
indispensable,
dans la formidable machine de l'Etat fasciste.
Ce qui
doit faire horreur, ce n
est pas que la nature produise de ces
dégénérés : les monstres ne
sont-ils pas
nombreux dans le monde organique : les cyclopes, les êtres;
à deux têtes, et aux dépravations
spirituelles
correspondantes ? Ce qui est terrible, c'est ,que ces êtres,
qui
devraient être des cas isolés et servir
à
l'étude des phénomènes psychiques,
sont
considérés dans un certain Etat comme des
citoyens
normaux, actifs. Leur idéologie
délirante, leur
psychologie
pervertie, leurs crimes épouvantables sont un
élément nécessaire de
l'état
fasciste. Ils sont la base même de l'Allemagne
hitlérienne; ils sont des dizaines, des centaines de mille
vêtus de l'uniforme, armés,
décorés des
ordres
du Reich; ils ont été pendant des
années les
maîtres
absolus de la vie des peuples de l'Europe. Ce qui doit faire
horreur,
ce sont moins ces êtres que l'état qui les a
tirés
de
leurs trous, de leurs ténèbres, de leurs
souterrains,
parce
qu'ils lui étaient utiles, nécessaires,
indispensables,
à
Treblinka près de Varsovie, à Majdanek
près de
Lublin,
à Belzyce, à Sobibor, à Oswiencim,
à
Babi-Yar,
à Domanevka près d'Odessa, à
Trostianetz
près de Minsk, à Ponary en Lituanie, dans des
dizaines et
des centaines de prisons, de camps' de travail ou disciplinaires, de
camps d'extermination.
Quel
qu'il soit, un Etat ne tombe
pas du ciel. Ce sont les rapports matériels et
idéologiques qui créent le régime
politique, et
cela étant, on sera saisi d'horreur pour peu qu'on
réfléchisse.
Des
« guichets » au
lieu de l'exécution, il y avait de deux à trois
minutes
de marche. Roués de coups, assourdis par les cris,
les
malheureux débouchaient sur une troisième place,
et pour
un instant s'arrêtaient interdits.
La chambre à
gaz
Devant
eux se dressait un bel
édifice de pierre avec ornements de bois et qui faisait
songer
à un temple antique. Cinq marches
bétonnées
conduisaient à des portes basses, mais très
larges,
massives et d'un beau travail. Des fleurs poussaient devant
l'entrée que décoraient de grands
vases. ' Mais
tout autour, c'était le chaos : on voyait partout des
montagnes
de terre fraîchement remuée; de ses pinces
d'acier, un
formidable excavateur projetait en grinçant des tonnes de
sable
jaune, et la poussière qui s'élevait faisait
comme un
rideau tamisant le soleil. Au fracas de la gigantesque
machine
qui du matin au soir creusait d'énormes tombes, se
mêlait
l'aboiement furieux de dizaines de chiens-loups.
Des
deux côtés du
funeste édifice passaient des lignes à voie
étroite où des gens en combinaison poussaient des
wagonnets.
Les
larges portes s'ouvraient
lentement, et deux acolytes de Schmidt, le chef de la fabrique de la
mort, apparaissaient à l'entrée. Des
sadiques et
des maniaques. L'un était grand; il devait avoir
une
trentaine d'années; des épaules massives, un
visage
bronzé, animé, souriant, et des cheveux
noirs.
L'autre, plus petit, était aussi plus jeune; il avait des
cheveux châtains et des joues citron, comme s'il venait
d'absorber une forte dose d'acriquine.
Le
grand tenait entre ses mains
un gros tube massif, long d'un mètre, qui lui servait de
matraque, et aussi un fouet. Le deuxième
était
armé d'un sabre.
Les S.
S. lâchaient des
chiens spécialement dressés qui se ruaient sur la
foule
et déchiraient toutes ces chairs nues. Et les S.
S., avec
des cris sauvages, frappaient à coups de crosse, pour les
faire
avancer, les femmes figées d'épouvante.
A
l'intérieur de
l'édifice, les sous-ordres de Schmitt poussaient ceux qui
allaient mourir par les portes grandes ouvertes des chambres
à
gaz.
C'était
le moment
où
surgissait Kurt Franz, l'un des commandants de Treblinka, tenant Bari
en
laisse. Ce monstre lançait alors sur les
condamnés
son
chien qui leur arrachait les organes sexuels. Kurt Franz
avait
bien
fait son chemin au camp : d'abord sous-officier S.S., il
était
parvenu
au grade d'Untersturmführer. Outre qu'il avait
révélé,
dans l'arrangement de cette fabrique de mort en série, un
talent
d'organisateur
peu ordinaire, outre qu'il adorait son service et ne concevait pas
d'autre
vie que celle qu'il menait à Treblinka où sa
vigilance
infatigable
trouvait sans cesse à s'exercer, il était aussi,
jusqu'à
un certain point, un théoricien : il aimait à se
perdre
en
considérations sur le sens et la portée du
travail qu'il
accomplissait.
Ah ! si tous les intercesseurs très humains de
l'hitlérisme
avaient pu être là en ces instants horribles !
S'ils
avaient
pu voir de leurs yeux ! Que d'arguments nouveaux y auraient
gagné
leurs livres et leurs articles débordants d'amour pour
l'homme !
Grande
est la force de l'Humain qui ne meurt qu'avec l'homme. Quand
arrive
l'heure brève mais horrible où la brute triomphe
de
l'homme
et le terrasse, celui-ci garde jusqu'à son dernier souffle
une
âme
forte, une pensée claire et le rayonnement de son amour,
tandis
que
la brute reste une brute hideuse. Et cette force morale
impérissable est faite du sombre martyre, mais aussi du
triomphe
de l'homme qui meurt sur
la brute qui vit. C'est elle qui prédisait,
même aux
jours
les plus sinistres de 1942, la victoire de la raison sur la folie
bestiale, du bien sur le mal, de la lumière sur les
ténèbres, des
forces de progrès sur les forces de
réaction. Elle
était
comme une aube. Aube terrible qui se levait sur des champs
arrosés
de sang et de larmes, sur des abîmes de souffrances, parmi
les
clameurs
des mères et des nourrissons agonisants et les
râles des
vieillards.
Les brutes et leur philosophie prédisaient le
déclin de
l'Europe
et du monde; mais les hommes sont restés des hommes; ils ont
repoussé
la morale et les lois fascistes, ils ont lutté contre elles
par
tous
les moyens, et même par leur mort.
Ils
sont entrés
dans le néant avec le nom d'homme
On est
troublé jusqu'au
fond de l'être, on n'a plus ni sommeil, ni repos, quand on
apprend comment les condamnés à mort de Treblinka
conservèrent jusqu'au bout intacte leur âme
d"humains :
comment des femmes, pour sauver
leurs fils, accomplissaient les actes les plus sublimes et les plus
désespérés; comment de jeunes
mères dont
jamais personne ne connaîtra les noms couvraient leurs
enfants de
leurs corps; on m'a parlé de fillettes de dix ans qui dans
leur
sagesse candide cherchaient à consoler leurs
mères
éperdues, et un petit garçon qui
s'écria en
entrant dans la chambre à gaz : « Ne pleure pas,
maman,
les Russes nous vengeront ! » Les noms de ces enfants, nul ne
les
connaîtra jamais. On m'a parlé de
dizaines de
révoltés qui se sont battus seuls et n'ayant que
leurs
mains nues, contre l'horrible meute des S.S. armés
d'automatiques et de grenades, et qui sont morts debout, la poitrine
percée de dizaines de balles. On m'a
parlé d'un
jeune homme qui enfonça son couteau dans le corps d'un
officier
S.S.; d'un autre, amené du ghetto de Varsovie et qui avait
réussi par miracle à cacher une grenade qu'il
lança dans la foule de
ses bourreaux. On m'a parlé d'une bataille qui
dura toute
une
nuit entre un contingent de condamnés à mort et
les
détachements de wachmanns et de S.S. Les coups de feu, les
éclatements de grenades durèrent jusqu'au matin,
et quand
le soleil se leva, les cadavres jonchaient
la place ; près de chacun gisait son arme : un gourdin
arraché
à la palissade, un contenu, un rasoir. Mais les
noms de
ces
hommes, personne ne les saura jamais. On m'a parlé
d'une
grande
jeune fille qui, sur la « route d'où l'on ne
revient plus
»,
arracha à un wachmann sa carabine, se battit contre des
dizaines
de
S.S. qui tiraient sur elle et en tua deux. Un troisième eut
la
main
broyée ; il est resté manchot. Quant à
elle, on
imagine
les traitements et la mort horrible qui lui
furent
réservés. Mais le nom de cette jeune
fille,
personne jamais ne le connaîtra,
et nul ne pourra l'honorer.
Ou
plutôt... Tous ces gens
auxquels l'hitlérisme a enlevé leurs maisons et
leur vie,
dont il a voulu
rayer les noms de la mémoire universelle, - ces
mères qui
couvraient
leurs enfants de leurs corps, ces enfants qui essuyaient les larmes de
leurs
mères, et ceux qui, se battant avec des couteaux et
lançant
des grenades, sont morts dans les carnages nocturnes, et la jeune fille
nue,
pareille aux déesses antiques, qui se battait une contre
cent, -
tous
sont entrés dans le néant avec le nom le plus
beau qui
soit,
avec le nom d'homme, que la meute sanglante des Hitler et des Himmler
n'avait
pu leur ravir. Oui, sur le monument de chacun d'eux,
l'histoire
écrira
: « Ci-gît un homme. »
Les
habitants de Wolka, le
village
le plus proche de Treblinka, racontent que, parfois, la clameur des
femmes
qu'on assassinait était si déchirants qu'ils
couraient
éperdus à travers la forêt, loin,
toujours plus
loin de ce cri horrible qui perçait le ciel et la
terre.
Puis le cri s'éteignait tout à coup, mais
c'était
pour renaître subit, épouvantable, et entrer de
nouveau,
comme une vrille, dans les os, dans le crâne, et au plus
profond
du coeur. Et cela recommençait trois ou
quatre fois par jour.
J'ai
interrogé Sch., un
des bourreaux arrêtés, au sujet de ces cris.
«
C'était quand on lâchait les chiens, m'a-t-il dit,
au
moment où l'on poussait un groupe de condamnés
dans
l'affreux bâtiment. Ils voyaient venir la mort, de plus ils
étaient terriblement serrés ; on les frappait
sauvagement, et les chiens déchiraient leurs chairs.
»
Puis, quand les portes s'étaient refermées le
silence
s'établissait. Mais le cri renaissait chaque fois
qu'un
nouveau contingent arrivait devant l'édifice,
c'est-à-dire deux, trois, quatre, et jusqu'à cinq
fois
par jour. Car Treblinka n'était pas une fabrique
de mort
aux procédés primitifs : elle empruntait ses
méthodes à la grande production industrielle
moderne,
elle travaillait à la chaîne.
Description
des chambres à gaz
Treblinka
ne fut pas toujours tel
que nous le décrivons. I1 grandit peu à peu, il
se
développa; de nouveaux «ateliers»
vinrent s'ajouter
aux trois chambres
à gaz du début. Celles-ci
n'étaient pas
encore
prêtes quand les premiers contingents arrivèrent ;
ils
furent
tués à coups de haches, de marteaux et de
matraques : car
les
S.S., soucieux de laisser les habitants des environs dans l'ignorance
de
ce qui se passait à Treblinka, ne voulaient pas
tirer. Les
trois
premières chambres, bétonnées,
étaient de
petites
dimensions : vingt-cinq mètres carrés chacune
(cinq sur
cinq)
et un mètre quatre-vingt-dix de haut ; elles avaient deux
portes
:
l'une par où entraient les vivants; l'autre, très
large,
-
deux mètres et demi environ, - par où on sortait
les
cadavres.
Les trois chambres reposaient sur un fondement commun.
Le
chiffre global de leur
capacité de « production» ne
répondant pas
aux exigences de Berlin, les chefs du camp firent construire
l'édifice que nous avons déjà
décrit, fiers
de diriger la première des fabriques de mort
de la Gestapo, plus puissante que Majdanek, Sobibor et Belzyce.
Pendant
cinq semaines, sept cents
détenus furent occupés à la
construction du
nouveau
combinat de la mort. Tandis que les travaux battaient leur
plein,
un
contremaître arriva d'Allemagne avec son équipe,
et
procéda
au montage. Les nouvelles chambres, an nombre de dix,
étaient
symétriquement disposées des deux
côtés d'un
large
corridor bétonné. Chacune d'elles avait
deux portes
:
l'une venant du corridor, par où entraient les vivants;
l'autre,
pratiquée
dans le mur opposé et donnant sur un quai, servait
à
l'évacuation
des morts. Il y avait deux quais - l'un à droite
de
l'édifice,
et l'autre à gauche - d'où partaient des lignes
à
voie
étroite. Les cadavres, sortis sur les quais et
aussitôt
chargés sur des wagonnets, roulaient aux immenses fosses
tombales
que creusaient jour et nuit les excavateurs
géants. Les
chambres
avaient un sol construit en pente qui descendait du corridor vers les
quais..
ce qui permettait de les vider rapidement, tandis que dans la
première
installation, celle du début, les méthodes
étaient
lentes
et primitives - on emportait les cadavres sur des civières,
ou
bien
on les traînait à l'aide de courroies.
Chaque
chambre du nouvel
édifice avait huit mètres de long sur sept de
large,
c'est-à-dire
cinquante-six mètres carrés de surface.
Leur
superficie
totale était donc de cinq cent soixante mètres
carrés;
en comptant les soixante-quinze mètres carrés des
trois
chambres
du début, Treblinka disposait d'une surface industrielle de
mort
de
six cent trente-cinq mètres carrés. On
entassait
dans
une même chambre de quatre cents à cinq cents
personnes.
Par conséquent, lorsque les dix chambres fonctionnaient
à
plein,
elles anéantissaient à la fois environ quatre
mille cinq
cents
personnes. En moyenne, les chambres de l'enfer de Treblinka
s'emplissaient
deux ou trois fois par jour (mais parfois aussi jusqu'à cinq
fois).
C'est-à-dire qu'il périssait, rien que dans les
nouvelles
chambres,
en supposant quelles ne s'emplissaient quotidiennement que deux fois,
c'est-à-dire en réduisant les chiffres, environ
dix mille
personnes par jour et trois cent mille par mois. Pendant
treize
mois, Treblinka fonctionna tous les jours. Si même
nous
supposons quatre-vingt-dix jours d'arrêt pour les
réparations ou parce qu'il n'y avait pas de convois, il
reste
encore dix mois entiers. A raison de trois cent mille
victimes
par mois en moyenne, nous obtenons, pour ces dix mois,
l'épouvantable chiffre de trois millions; il vient
confirmer.
nos conjectures du début : trois millions, avions-nous dit,
en
basant nos calculs sur le nombre - d'ailleurs
sciemment réduit des convois qui arrivaient. Je
résume :
Premièrement
: au dire des
témoins, Treblinka fonctionnait tous les jours; en
dépit
de
leurs habitudes, les Allemands ne se reposaient ni le dimanche, ni
même
les jours de fête comme la Noël, Pâques ou
le nouvel
an.
Deuxièmement
: le chiffre
du chargement des chambres - qui avait fait de Treblinka la plus
tristement
célèbre de toutes les fabriques de mort -
était
supérieur
à celui que nous avons donné. Il
arrivait en effet
qu'on
entassât dans chacune d'elles jusqu'à sept cents
et
même
huit cents personnes. D'ordinaire on jetait les enfants et
les
faibles
sur les têtes des adultes littéralement
pressés les
uns
contre les autres.
Troisièmement
: j'ai
compté que cela se passait deux fois par jour, alors que
tout
porte à croire qu'en moyenne, c'était trois
fois.
Donc, même en réduisant de beaucoup tous les
chiffres, -
qu'il s'agisse des convois qui arrivaient à Treblinka ou du
nombre des assassinés par chambre, - nous obtenons le
chiffre
fabuleux, le chiffre monstrueux de trois millions
d'exterminés
en treize mois !
La mort
dans les chambres à gaz
La mort
survenait au bout de dix
à vingt minutes. Les premiers temps, lorsque les
nouvelles
chambres furent « mises en exploitation » et que
les
bourreaux,
n'ayant pas encore mis au point leur système, se livraient
à
des expériences de dosage, les victimes soumises
à
d'horribles
souffrances ne mouraient qu'au bout de deux ou trois heures.
Tout
au
début, les installations foulantes et aspirantes
fonctionnant
mal,
la mort ne survenait qu'après huit et dix heures de
tourments.
Différents procédés furent
expérimentés.
Le premier, ce fut le refoulement des gaz d'échappement du
moteur
d'un char lourd affecté aux besoins de la station de
Treblinka.
Ces gaz renfermaient de 2 à 3 % d'oxyde de carbone, qui a la
propriété
de fixer l'hémoglobine du sang pour donner une combinaison
durable
. la carboxyhémoglobine, infiniment plus stable que
l'oxyhémoglobine
(combinaison d'oxygène et d'hémoglobine)
résultant
de
l'oxydation, dans les alvéoles pulmonaires, de
l'hémoglobine
par le contact de l'air. En quinze minutes,
1'hémoglobine
du
sang de l'homme se combine étroitement à l'oxyde
de
carbone,
et l'homme respire « à vide », -
l'oxygène
cesse
d'arriver à l'organisme, le coeur bat à se
rompre, il
chasse
vers les poumons le sang qui, empoisonné par l'oxyde de
carbone,
ne
peut plus absorber l'oxygène de l'air. La
respiration se
fait
sifflante, on voit apparaître les
phénomènes qui
accompagnent
une asphyxie douloureuse, la conscience se voile et l'homme meurt d'une
mort analogue à celle que provoque la strangulation.
Le
second procédé,
le plus fréquemment employé à
Treblinka,
consistait à aspirer l'air des chambres à l'aide
de
pompes spéciales, et de même que lorsqu'on
l'intoxiquait
par l'oxyde de carbone, l'homme mourait alors privé
d'oxygène. Il y avait une troisième
méthode,
moins employée, mais employée quand
même.
Elle consistait à chasser l'air des chambres au moyen de la
vapeur. Le principe ne changeait pas : il s'agissait de
priver
l'organisme d'oxygène. Enfin, on avait parfois
recours
à différentes substances toxiques, mais en somme
ce
n'était que de l'expérimentation; les
méthodes
largement appliquées, les méthodes industrielles
d'assassinat en masse étaient les deux premières.
L'homme
était privé
par la brute de tout ce dont il jouissait en vertu de la loi sainte de
la
vie : on lui avait d'abord ravi sa liberté, sa maison, sa
patrie,
pour l'emmener dans des lieux déserts, anonymes. A
peine
avait-il mis le pied sur le quai de la gare qu'on lui enlevait ses
bagages, ses lettres, les photographies de ses proches. Au
delà de l'enceinte du camp, on lui prenait sa
mère, sa
femme, son enfant. Puis quand il était
nu, on jetait ses papiers au feu : on effaçait son
nom.
Enfin,
on le poussait dans un corridor au plafond lourd et bas : on lui
enlevait le ciel, les étoiles, le vent, le soleil.
Alors,
c'était le dernier
acte de l'horrible tragédie : l'homme entrait dans le
dernier
cercle de l'enfer de Treblinka. Et la porte se refermait. sur
lui. La porte au verrou massif et aux crochets
solides. La
porte qu'il était impossible de briser.
Aurons-nous
la force de songer
à ce qu'éprouvaient, en ces instants
suprêmes, ceux
qui se trouvaient là ? Ils se taisaient...
Entassés les
uns sur les autres, la poitrine oppressée, ils
étaient
inondés de sueur. Avec effort une voix
perçait le
silence - celle d'un vieillard peut-être, celle de la Sagesse
:
« Patience, c'est la fin ! » De la foule expirante,
un cri
de malédiction jaillissait tout à coup.
Cette
malédiction sainte, était-il possible qu'elle ne
s'accomplît pas ? Dans un effort surhumain, une
mère
tentait de faire un peu plus de place à son enfant,
d'alléger ses derniers instants par cette
dernière sollicitude. D'une langue qui
s'engourdissait,
une
jeune fille demandait tout à coup : « Mais
pourquoi
m'étouffe-t-on ? Pourquoi ?... »
Vertiges. La gorge
se serrait davantage. Quels tableaux passaient alors devant
les
yeux vitreux des mourants ? Etaient-ce des scènes d'enfance,
les
jours heureux de la paix ? Ou bien le dernier voyage si douloureux, -
le visage narquois du S.S. sur le quai de la gare : «
Voilà pourquoi il riait !... » Chavirement de la
conscience, minutes de souffrance atroce.
Non, on
ne peut s'imaginer ce qui
se passait dans la chambre !... Les corps morts, restés
,debout,
se
refroidissaient peu à peu. Au dire des
témoins, les
enfants
étaient ceux qui conservaient le plus longtemps leur souffle.
Au bout
de vingt minutes
Au bout
de vingt à
vingt-cinq minutes, les acolytes de Schmidt jetaient un coup d'oeil par
le judas. Le moment était venu d'ouvrir les portes
qui
donnaient sur les quais. Des détenus. en
combinaison,
talonnés par les S.S., procédaient au «
nettoyage
». Comme le plancher s'inclinait vers le quai, de nombreux
cadavres y roulaient d'eux-mêmes. Ceux qui
travaillaient au
«nettoyage» des chambres m'ont raconté
que les
visages des morts étaient franchement jaunes et que 70 %
environ
avaient
du sang sur la bouche et sous le nez. Aux physiologues
d'expliquer
cela. Des S.S., tout en bavardant, examinaient les
cadavres.
Si quelqu'un était encore vivant, gémissait ou
remuait,
on
l'achevait d'un coup de revolver. Puis des équipes
armées
de pinces de dentistes arrachaient aux morts leurs dents d'or ou de
platine.
Celles-ci étaient triées et
expédiées en
Allemagne
dans des caisses. S'il avait été plus
avantageux ou
plus
commode d'arracher les dents aux vivants, les S.S. n'auraient pas
hésité à le faire, mais il
était plus
facile et plus simple d'opérer sur des cadavres.
Les
fosses
Les
corps étaient ensuite
chargés dans des wagonnets et transportés vers
d'immenses
fosses. On les y déposait en rangs
serrés. Et
la
fosse restait ouverte, attendait... Pendant qu'on évacuait
les
cadavres,
le Scharführer de service aux transports recevait, par
téléphone,
un ordre bref. Il lançait un coup de sifflet le
signal au
mécanicien - et une nouvelle rame de vingt wagons roulait
lentement vers le quai où se dressait la maquette de la gare
d'
« Ober-Majdan ». Trois
ou quatre mille hommes portant des valises, des baluchons, des paquets
de
nourriture, descendaient sur le quai. Les mères
avaient
leurs
nourrissons dans les bras. Les enfants se serraient contre
leurs
parents
et promenaient à la ronde des regards curieux.
Cette place
foulée
par des millions de pieds avait quelque chose d'inquiétant,
de
tragique. Pourquoi, passé le quai, la voie
s'interrompait-elle tout à coup ? Pourquoi cette herbe jaune
et
ces barbelés de trois mètres de haut ?...
Tout
était calculé
pour que les malheureux s'engagent sur la « route
d'où
l'on ne revient plus » juste au moment où les
derniers
cadavres, extraits des chambres à gaz, roulaient vers la
fosse
qui restait ouverte et attendait.
Assis
à son bureau
encombré de schémas, le commandant du camp
téléphonait à la station, et un
nouveau convoi,
encadré de S.S., s'avançait dans le grincement de
ses
soixante wagons, entre deux rangées de
pins.
Les
formidables excavateurs
travaillaient sans cesse, creusant nuit et jour des fosses nouvelles,
longues de plusieurs centaines de mètres, et dont on ne
voyait
pas le fond. Des
fosses qui restaient ouvertes, qui attendaient, mais pas longtemps.
II
Le
ministre de la mort
A la
fin de l'hiver de 1943,
Himmler arriva en avion à Treblinka, accompagné
d'une
suite de gros fonctionnaires de la Gestapo. Le groupe
atterrit
à proximité du camp où il
pénétra,
sur deux autos, par l'entrée principale. La
plupart des
nouveaux arrivants portaient l'uniforme, mais quelques-uns,
peut-être des experts, étaient des civils en
pelisse et en
chapeau. Himmler inspecta le camp, et l'un de ceux qui l'ont
vu
nous raconte que le ministre de la mort s'approcha d'une
énorme
fosse et la considéra longuement en silence, tandis que ceux
qui
l'accompagnaient se tenaient en arrière, à
quelque
distance
de cette tombe colossale déjà à
moitié
remplie
de cadavres : Treblinka était l'entreprise la plus
importante du
Konzern
de Himmler. Le Reichsführer des S.S. reprit l'avion
le jour
même,
mais après avoir donné au commandement du camp un
ordre
qui
rendit perplexes et le Hauptstürmführer baron von
Pfein, et
son
adjoint Korol, et le capitaine Franz : il fallait procéder
sans
retard
au déterrement des cadavres, les brûler tous
jusqu'au
dernier,
et répandre les cendres dans les champs et sur les
routes.
Il
y en avait déjà plusieurs millions en terre; la
tâche
était donc des plus difficiles. En outre, on ne
devait
plus
enterrer les morts; il fallait les brûler.
Mais
pourquoi ce voyage de
Himmler
et ces ordres catégoriques ? C'est bien simple :
l'Armée
rouge venait de vaincre à Stalingrad. Ce fut un
coup
terrible pour les Allemands, et pour la première fois Berlin
se
mit à songer aux responsabilités encourues, au
châtiment, à l'expiation. C'est ce qui
explique
l'arrivée à Treblinka de Himmler
lui-même et
l'ordre qu'il donna de faire disparaître au plus
tôt les
traces des crimes perpétrés à soixante
kilomètres de Varsovie. Oui, c'était
là le
résultat de la victoire des Russes dans la bataille de la
Volga.
La
décision de construire les fours
crématoires
Himmler
avait dit : «
Incinérer tous les cadavres. »
Mais
les cadavres brûlaient
mal (ceux des femmes, il est vrai, se consumaient mieux que les
autres),
et il fallait beaucoup d'essence et beaucoup d'huile.
L'entreprise
était coûteuse. En somme, on se trouvait
dans une
impasse.
Mais un spécialiste arriva d'Allemagne, un S.S. corpulent
qui
frisait
la cinquantaine. Le régime hitlérien en
a produit
des
spécialistes ! Et de toutes sortes : pour l'assassinat des
petits
enfants, pour la strangulation, pour la construction de chambres
à
gaz et pour la destruction, scientifiquement organisée, de
grandes
villes en l'espace d'un jour. Il s'en trouva un aussi pour
l'exhumation
et l'incinération rapides de millions de cadavres.
Il vint
à Treblinka et
dirigea la construction de fours. Des fours d'un type
spécial, car
ni le crématorium de Lublin, ni aucun autre, n'eût
été capable de brûler en un laps de
temps aussi
court une telle quantité de corps. Un excavateur
creusa
une fosse longue de deux cent cinquante à trois cents
mètres, large de vingt à vingt-cinq
mètres,
profonde de cinq mètres. Trois rangées
de petites
colonnes équidistantes en béton armé,
hautes de
cent à cent vingt centimètres, furent construites
au fond
et servirent d'appui aux poutres d'acier que l'on disposa tout le long
de la fosse. Sur ces
poutres, et transversalement, on installa des rails, à
cinq-sept
centimètres
l'un de l'autre. On eut ainsi les grilles géantes
d'un
four
cyclopéen. Une nouvelle ligne à voie
étroite
conduisait
des fosses communes à ce premier four, auquel il s'en ajouta
bientôt
un deuxième, puis un troisième de mêmes
dimensions.
Chacun d'eux pouvait recevoir à la fois de trois mille cinq
cents
à quatre mille cadavres.
D'épaisses
colonnes de fumée
On fit
venir un second «
Bagger », - excavateur géant, - puis un autre
encore. On travaillait nuit et jour. Ceux qui
étaient occupés à
l'incinération des
cadavres racontent que les fours faisaient songer à de
prodigieux volcans; la chaleur terrible qu'ils dégageaient
brûlait les
visages; la flamme qu'ils vomissaient atteignait huit et dix
mètres;
des colonnes de fumée noire, dense et grasse, montaient dans
le
ciel
et se déployaient en un lourd rideau immobile. A
trente ou
quarante
kilomètres à la ronde, les habitants des villages
voyaient
cette flamme s'élever, la nuit, au-dessus de la
sapinière
qui
entourait le camp. Une odeur de chair
brûlée
était
partout. Quand le vent soufflait en direction du camp
polonais,
situé
à trois kilomètres de là, l'air y
devenait
irrespirable.
L'incinération des cadavres occupait huit cents
détenus,
nombre
supérieur à celui des ouvriers
employés aux hauts
fourneaux
ou aux fours Martin de n'importe quelle grosse usine
métallurgique.
Pendant huit mois, cette monstrueuse entreprise fonctionna nuit et
jour,
mais sans arriver à faire disparaître tous les
cadavres
enterrés là. Il est vrai que de
nouveaux
contingents de condamnés à mort continuaient
d'arriver. D'où, pour les fours,
un surcroît de travail.
L'horreur
Il en
venait de Bulgarie, que
S.S. et wachmanns attendaient avec impatience. Car
trompés
par les Allemands et le gouvernement fasciste bulgare d'alors, ces
gens, ignorants du sort qui les attendait, amenaient avec eux
quantité d'objets de valeur, d'excellents produits
alimentaires,
du pain blanc. Il en venait de Grodno et de Bialystok, du
ghetto
de Varsovie qui s'était soulevé; il en venait
également d'autres points de la Pologne :
c'étaient des
soldats, des ouvriers et des paysans polonais
insurgés.
Un contingent de Bohémiens arriva de Bessarabie : environ
deux
cents
hommes et huit cents femmes et enfants. Ils avaient fait la
route
à pied, suivis de leurs roulottes; on les avait
trompés,
eux aussi, et
ils n'étaient escortés que de deux gardiens qui
ne se
doutaient pas que ces gens allaient à la mort. On
rapporte
que les Bohémiens battirent des mains d'admiration devant le
bel
édifice des chambres à gaz, sans deviner jusqu'au
dernier
moment le sort qui les attendait, et que cela amusa beaucoup les
Allemands. Les S.S. sévirent cruellement
contre les révoltés du ghetto de
Varsovie. Ils
mirent
à part les femmes et les enfants, qu'ils conduisirent non
pas
aux
chambres à gaz, mais là où
brûlaient les
cadavres.
On obligea les mères folles d'horreur à conduire
leurs
enfants
parmi les fours où des milliers de corps se tordaient dans
la
flamme
et la fumée; où les cadavres, tels des vivants,
s'agitaient
et se contractaient; où le ventre des mortes enceintes
éclataient
sous l'effet de la chaleur; où les enfants, tués
avant
que
de naître, brûlaient dans les entrailles
béantes de
leurs
mères. Cette vision à laquelle
résisterait
à
peine la raison de l'homme le plus endurci devait avoir un effet cent
fois
plus terrible sur ces femmes qui tentaient de couvrir de leurs mains
les
yeux de leurs enfants affolés « Maman, qu'est-ce
qu'on va
nous
faire ? Est-ce qu'on va nous brûler ? »
criaient-ils
en
se serrant contre elles... Dante, dans son enfer, n'avait rien vu
d'aussi affreux. Après s'être
à loisir
divertis de ce spectacle, les Allemands brûlaient les enfants.
Pourquoi
écrire tout cela ?
On
éprouve à lire
tout cela une impression d'horreur intolérable.
Mais le
lecteur
peut m'en croire, l'écrire n'est pas moins
douloureux. On
me
dira peut-être : « Mais qu'est-ce oui vous y oblige
?
Pourquoi
dépeindre ces monstrueux tableaux ? »
C'est
que, même quand elle
est terrible, l'écrivain doit dire la
vérité, et
le lecteur doit la connaître. Se
détourner, fermer
les yeux, passer outre, c'est insulter à la
mémoire de
ceux qui ont péri. Qui ne connaît la
vérité, toute la vérité, ne
saura jamais
avec quel ennemi, avec quel monstre notre grande, notre sainte
Armée rouge avait engagé une lutte à
mort.
*
*
*
Hymne
de Treblinka
L'
« hôpital »,
lui aussi, fut réaménagé.
Les premiers
temps, on
amenait les malades dans l'espace délimité par
les
branchages. Après avoir été
accueillis par
un faux « médecin », ils
étaient tués,
et leurs cadavres placés
sur des civières étaient emportés
à la
fosse
commune. Par la suite on creusa une grande fosse
circulaire.
Tout autour, des sièges très bas
étaient
disposés,
mais si près du bord qu'en s'y asseyant on se trouvait
au-dessus
de
la fosse où brûlaient des cadavres. On
conduisait
à
l' « hôpital » les malades et les
vieillards
décrépits;
des « infirmiers » les faisaient asseoir sur les
sièges
d'où ils voyaient les cadavres se tordre dans le feu; puis
ces
sadiques
tiraient à bout portant dans les nuques grises et les dos
voûtés, et les pauvres corps s'abattaient dans les
flammes.
Nous
connaissions toute la
pesanteur de l'humour allemand, dont nous n'avons jamais eu une
très haute
idée. Mais comment eût-on pu s'imaginer
ce que
furent
à Treblinka l'humour, les divertissements, les plaisanteries
des
S.S.
?
Ils
organisaient des matches de
football entre les condamnés à mort; ils les
obligeaient
à jouer à cache-cache; ils organisaient des
choeurs et
des danses auxquels ces infortunés devaient prendre
part.
Près des casernes allemandes, il y avait une
ménagerie :
des fauves relativement inoffensifs, des loups et des renards,
étaient enfermés dans des cages, alors
que les bêtes sauvages les plus hideuses et les plus
dangereuses
que
la terre ait jamais portées allaient et venaient en
liberté, et écoutaient la musique assises sur des
bancs
de bouleau. Un hymne intitulé Treblinka
avait
été composé à l'intention
des
condamnés à mort :
Für uns giebt
heute nur
Treblinka,
Das unser Schicksal ist
(Nous n'avons
rien que Treblinka,
Elle est
notre destin.)
On
obligeait des hommes
ensanglantés à répéter en
choeur, quelques
minutes avant leur mort, d'ineptes chansons sentimentales :
...Ich brach das
Blümelein
und schenkte es dem
schônsten
geliëbten
Mâdlein...
(J'ai
cueilli la
petite fleur
Et
je l'ai offerte
à ma belle...)
Un
jour, le commandant en chef
fit retirer d'un lot de nouveaux arrivés quelques enfants
dont
les parents furent mis à mort; il ordonna de les habiller de
beaux vêtements, de les nourrir de sucreries, et il joua avec
eux. Mais cette lubie
lui passa au bout de quelques jours, après quoi il les fit
tuer.
Une des
principales distractions
des S.S., c'était de faire subir les pires violences aux
femmes
jeunes et jolies que l'on mettait à part à chaque
nouvel
arrivage et
que leurs tortionnaires eux-mêmes poussaient, le matin venu,
à la chambre à gaz. C'est ainsi que
s'amusaient
à Treblinka ceux qui étaient l'appui du
régime
hitlérien, l'orgueil de l'Allemagne fasciste.
Des
bourreaux théoriciens et verbeux
Notez
bien que ces individus
n'étaient pas d'aveugles exécutants.
Tous les
témoins s'accordent à relever chez eux un trait
commun :
l'amour des raisonnements théoriques, un penchant
à
philosopher. Ils se plaisaient à prononcer des
discours
interminables et à se vanter devant leurs victimes;
à expliquer le sens et la portée grandiose de ce
qui se
faisait
à Treblinka, à expliquer en détail
pourquoi leur
race
était supérieure à toutes les autres;
ils
prononçaient
de longues tirades sur le sang allemand, le caractère
allemand,
la
mission des Allemands. Leur credo était
exposé dans
les
livres de Hitler et de Rosenberg, dans les brochures et les articles de
Goebbels.
Après
avoir
travaillé et s'être divertis comme nous venons de
voir,
ils s'endormaient du
sommeil du juste, sans visions ni cauchemars. Jamais leur
conscience
ne les tourmentait, pour cette bonne raison qu'ils n'en avaient
point.
Ils faisaient de la gymnastique, veillaient sur leur santé
avec
un
soin jaloux, buvaient du lait, avaient leur confort très
à
coeur, entouraient leurs logis de jardinets, de somptueuses
plates-bandes
et de gloriettes. Ils allaient plusieurs fois par an passer
un
congé en Allemagne, car leurs supérieurs,
estimant qu'ils
exerçaient une « profession » des plus
malsaines,
veillaient à leur santé. Dans leur pays, ils
marchaient
la tête haute; et s'ils taisaient leur travail ce
n'était
pas parce qu'ils en avaient honte, mais uniquement parce que, en hommes
disciplinés, ils n'osaient violer leur signature, enfreindre
leur serment. Et quand, au bras de leur femme,
ils allaient le soir au cinéma et riaient d'un gros rire en
faisant
sonner les fers de leurs lourdes bottes, il eût
été
difficile
de les distinguer du commun des hommes. Mais
c'étaient des
brutes au vrai sens du mot. Des brutes S.S.
Les
déportés qui travaillaient à
l'incinération
L'été
1943 fut
exceptionnellement chaud. Pas une goutte de pluie, pas un
nuage,
pas un souffle de vent pendant des semaines.
L'incinération des cadavres se poursuivait; depuis six mois
déjà les fours fonctionnaient le jour et la nuit,
mais
seulement un peu plus de la moitié des morts avaient
été brûlés.
Les
détenus qui
travaillaient à l'incinération des cadavres ne
résistaient pas longtemps aux horribles tourments moraux et
corporels qu'ils enduraient; on enregistrait de quinze à
vingt
suicides par jour, et, beaucoup trouvaient la mort en enfreignant
délibérément les règlements
disciplinaires.
«Recevoir
une balle
était un luxe», m'a dit un gars de Kossow qui
s'est
évadé
du camp. Et l'on m'a affirmé qu'être
condamné
à vivre à Treblinka était mille fois
plus horrible
que d'y mourir.
Les
cendres
On
emportait les cendres hors de
l'enceinte. Les paysans du village de Wolka,
mobilisés par
les Allemands, les chargeaient dans des voitures et les
épandaient
sur la route qui, longeant le camp de la mort, conduisait au camp
disciplinaire
des Polonais, et des enfants détenus les
étendaient
régulièrement
sur cette même route à l'aide de pelles.
Ils y
trouvaient
parfois des pièces d'or, des dents en or fondues.
Les
«
enfants de la route noire », disait-on en parlant
d'eux. En
effet,
elle était noire de cendre et pareille à un ruban
de
deuil. La roue des autos y faisait un bruit 'très
particulier, et quand je l'ai suivie, je croyais entendre sans cesse un
bruissement plaintif et sourd comme un gémissement timide.
Ce
ruban noir qui, à
travers bois et champs, allait du camp de la mort au camp des Polonais,
était comme le symbole du terrible destin qui unissait les
peuples sous la hache de l'Allemagne hitlérienne.
Les
paysans transportèrent
les cendres, du printemps 1943 à l'été
1944.
Chaque jour, vingt voitures se rendaient au travail et chacune
emportait six on huit
fois un chargement de cent vingt-cinq à cent trente
kilogrammes.
Plan de
soulèvement
La
chanson Treblinka, que les
huit cents personnes travaillant au brûlement des cadavres
étaient contraintes de chanter, invitait les
détenus
à la soumission et à l'obéissance; on
leur
promettait en échange « un petit, un tout petit
bonheur
qui brille une minute à peine ». Chose
étonnante
dans l'enfer de Treblinka, un jour de bonheur se
leva en effet. Mais les Allemands s'étaient
trompés
-
ce n'est ni à la soumission ni à
l'obéissance que
les
condamnés à mort ont dû cette
journée.
C'est
à la folie des braves. Un plan de
soulèvement avait
germé dans l'esprit des détenus. Ils
n'avaient rien
à perdre. Chaque jour était pour eux un
jour de
tourments. Ils étaient tous condamnés
à mort
les Allemands n'épargneraient aucun
de ces témoins de leurs horribles forfaits; la chambre
à
gaz
les attendait tous; la plupart y étaient envoyés
après quelques jours de travail; des nouveaux
arrivés les
remplaçaient. Seuls quelques dizaines d'entre eux
ont
vécu au camp no 2 non pas quelques
heures ou quelques jours, mais des semaines et des mois :
c'étaient des ouvriers qualifiés, des
charpentiers et des
maçons, des boulangers, des tailleurs, des coiffeurs
affectés au service des Allemands. Ce sont eux qui
créèrent un comité de
soulèvement.
Seuls des êtres voués à la mort,
altérés de vengeance et mus par la haine
pouvaient
dresser un plan aussi téméraire. Ils ne
voulaient
pas fuir sans avoir anéanti Treblinka. Dans les
baraquements des ouvriers des armes apparurent : des haches, des
couteaux, des matraques. Mais à quel prix ! Que de
risques
à encourir pour se procurer chaque hache, chaque couteau !
Que
de patience, de ruse et
d'adresse pour dissimuler tout cela dans les baraques, à
l'abri
des
perquisitions. Les détenus se
procurèrent de
l'essence pour mettre le feu au camp. Comment firent-ils pour
accumuler toute cette essence qui disparaissait sans laisser de trace,
comme si elle se fût volatilisée ? Ils durent
déployer des efforts surhumains, faire des prodiges
d'ingéniosité, de volonté et
d'audace.
Enfin, ils creusèrent une grande galerie sous le baraquement
qui
servait d'arsenal à leurs bourreaux.
C'était une
entreprise d'une audace insensée, mais le dieu de la
hardiesse
était avec eux. Ils enlevèrent vingt
grenades, une
mitrailleuse, plusieurs carabines et pistolets qui disparurent dans des
cachettes profondes. Les conspirateurs formaient des groupes
de
cinq. Ils mirent au point dans ses moindres
détails leur
formidable plan de révolte. Chaque groupe avait sa
mission
particulière, qu'il devait exécuter avec une
rigueur
mathématique et qui était d'une
témérité folle. Le premier
devait prendre
d'assaut les tours où veillaient les wachmanns avec leurs
mitrailleuses; le second attaquerait par surprise les sentinelles qui
allaient et venaient entre les places; le troisième
s'emparerait
des autos blindées; le quatrième couperait les
fils
téléphoniques; le cinquième se
rendrait
maître des casernes; le sixième pratiquerait des
passages
parmi les barbelés; le septième
établirait un pont
au-dessus des fossés antichars;
le huitième arroserait d'essence les bâtiments du
camp et
les
incendierait; le neuvième détruirait tout ce qui
pouvait
être
rapidement détruit.
De l'argent pour
l'évasion
On
avait même prévu
qu'il faudrait de l'argent aux évadés : un
médecin
de Varsovie s'occupait d'en rassembler. Mais un jour un
Scharführer
remarqua une épaisse liasse de billets de banque qui
sortaient
de
sa poche : c'étaient de nouvelles sommes que le docteur se
préparait
à mettre en lieu sûr. Le
Scharführer avertit
aussitôt Kurt Franz lui-même c'était
là un
fait insolite, un
cas extraordinaire, et Franz voulut procéder en personne
à
l'interrogatoire du médecin. Il flairait quelque
chose de
louche
: à quoi bon tout cet argent chez un condamné
à
mort
? Franz commença l'interrogatoire avec assurance, sans se
hâter
: existait-il sur terre un homme qui sût torturer comme lui ?
Mais
le médecin trompa l'attente du Hauptmann : il absorba du
poison.
L'un de ceux qui participèrent à l'insurrection
m'a dit
que
jamais on n'avait mis à Treblinka tant de zèle
à
vouloir
sauver la vie d'un homme. Franz sentait qu'en mourant le
docteur
emporterait
dans la tombe un important secret. Mais le poison allemand
agit
sûrement
: le secret ne fut pas trahi.
A la
fin de juillet, la chaleur
devint étouffante. Quand on ouvrait les
fossés une
épaisse vapeur s'en échappait comme de
gigantesques
chaudières. L'horrible puanteur et la chaleurdes
fours
tuaient les ouvriers; ceux qui transportaient les cadavres tombaient
épuisés sur les grilles des fours. Des
milliards de
mouches, lourdes et repues, noircissaient le sol et vrombissaient dans
l'air. On était en train de brûler les
cent mille
derniers cadavres.
Le
soulèvement
Le
soulèvement fut
fixé au 2 août. Un coup de revolver
servit de
signal. Cette
oeuvre sainte fut couronnée d'un plein
succès. Une
flamme
nouvelle monta dans l'air : non plus la flamme lourde, grasse et pleine
de
fumée des cadavres brûlés, mais le feu
clair, vif
et
ardent de l'incendie. Les constructions du camp
flambèrent.
Et il semblait aux révoltés que
c'était le soleil
qui,
sorti de son orbe, brûlait au-dessus de Treblinka,
célébrant
le triomphe de la liberté et de l'honneur.
Des
coups de feu claquaient; les
mitrailleuses crépitaient sur les tours prises par les
révoltés. Les explosions des grenades
éclataient, joyeuses et claires comme
un carillon de la Vérité. Les
bâtiments
s'effondraient dans un fracas retentissant; le sifflement des balles
couvrait le bourdonnement des mouches. Et l'on voyait, dans
l'air
transparent, s'abattre les
haches rougies; le sang impur des S.S. abreuvait le sol dans l'enfer de
Treblinka, sous un ciel en fête, un ciel bleu, triomphant,
ruisselant de lumière. L'heure de l'expiation
avait
sonné. Alors, on vit se reproduire l'histoire
vieille
comme le monde : ceux qui avaient clamé la
supériorité de leur race, ceux qui hurlaient :
« Achtung
! Mützen ab » (Attention !
Chapeaux bas !); ceux
qui, de leur voix tonnante de maîtres, ordonnaient :
« Alle
r-r-r-r-raus (Tout le monde dehors !)
» pour faire
sortir les Varsoviens de leurs maisons
et les conduire au supplice; ceux qui n'avaient jamais douté
de
leur
toute-puissance quand il s'agissait d'exterminer des millions de femmes
et
d'enfants, ne furent plus que des lâches, des reptiles
tremblants
qui
imploraient leur grâce dès qu'il fallut livrer une
lutte
véritable,
une lutte à mort. Affolés, ils
couraient comme des
rats,
sans plus songer à leur diabolique système de
défense,
oubliant qu'ils avaient des armes. Mais à quoi bon
s'étendre
sur ces faits qui n'étonneront personne ?
Deux
mois et demi plus tard, le
14 octobre 1943, un soulèvement éclata au camp de
la mort
de Sobibor; il avait été organisé par
un
prisonnier de guerre soviétique, un commissaire politique du
nom
de Sachko, originaire de Rostov. Comme à
Treblinka, des
hommes à demi morts de faim eurent raison de
plusieurs centaines de brutes S.S. gorgées de
sang. Ils
tuèrent leurs gardiens à l'aide de haches
grossières qu'ils avaient faites eux-mêmes dans
les forges
du camp; beaucoup n'avaient pour toute arme que du sable fin dont
Sachko avait ordonné qu'on se remplit les poches pour
rejeter
aux yeux des sentinelles... Mais ceci non plus n'étonnera
personne.
A peine
les
révoltés, après un adieu muet aux
cendres des
morts, eurent-ils franchi les
barbelés et quitté Treblinka en flammes, que de
tous
côtés
des troupes de S.S. et de policiers les poursuivaient. Des
centaines
de chiens furent lancés à leurs
trousses.
L'aviation
fut mobilisée. On se battit dans les bois, dans
les
marais,
et peu nombreux furent les révoltés qui en
réchappèrent.
La fin de Treblinka
Treblinka
avait cessé
d'exister. Les Allemands incinérèrent
les cadavres
qui restaient encore, démolirent les bâtiments de
briques,
enlevèrent les
barbelés, brûlèrent ce qui subsistait
des baraques
de
bois. Ils firent sauter ou emportèrent les
installations,
firent
disparaître les fours, retirèrent les excavateurs,
comblèrent
les innombrables fossés. Rien ne resta du
bâtiment
de
la gare. Enfin ils démontèrent les
voies,
enlevèrent
les traverses. On sema du lupin sur l'emplacement du camp, et
un
certain
Streben s'y construisit une petite maisonnette. Aujourd'hui
elle
n'existe
plus : elle a été brûlée
elle aussi.
Quel
était donc le but des
Allemands ? Faire disparaître les traces des millions
d'assassinats
perpétrés dans l'enfer de Treblinka ?
Mais
croyaient-ils
vraiment que c'était possible ? Espéraient-ils
pouvoir
fermer
la bouche à des milliers de témoins qui avaient
vu les
trains
de condamnés, partis de tous les points de l'Europe,
s'acheminer
vers
la fabrique de mort ? Faire oublier la lourde flamme macabre, la
fumée
qui pendant huit mois monta dans le ciel et que voyaient nuit et jour
les
habitants de dizaines de bourgs et de villages ? Supprimer
treize
mois
d'horribles clameurs poussées par des femmes et des enfants,
et
que
les paysans de Wolka ont encore dans les oreilles ? Contraindre au
silence
les paysans qui pendant une année ont transporté
des
cendres
humaines du camp sur les routes avoisinantes ? Obliger à se
taire
ceux qui ont vu et qui apportent des témoignages
précis
et
concordants sur chaque S.S., chaque wachmann; ceux qui permettent de
reconstituer
pas à pas, heure par heure, le journal de Treblinka
? A
ceux-là
personne ne criera plus : « Mützen ab ! »;
personne ne
les
entassera dans des chambres à gaz. Himmler n'a
plus de
pouvoir
sur ses acolytes qui, tête basse et tiraillant de leurs
doigts
tremblants
le bord de leur veste, retracent d'une voix sourde et monotone
l'histoire
de leurs crimes qu'on croirait provoqués par la folie ou le
délire.
Un officier soviétique qui porte le ruban vert de la
médaille
de Stalingrad enregistre l'aveu des assassins. La sentinelle
aux
lèvres
serrées qui se tient à la porte a, elle aussi, la
médaille
de Stalingrad; son visage maigre, hâlé par les
vents, est
grave
et sévère. C'est le visage
même de la justice
du
peuple. Le symbole n'est-il pas saisissant ? C'est
une
armée
victorieuse à Stalingrad qui est venue à
Treblinka,
près
de Varsovie. Si Heinrich Himmler s'est ému en
février
1943, s'il est venu en avion à Treblinka, s'il a
donné
l'ordre
de construire des fours, de brûler les cadavres, de faire
disparaître
les traces, ce n'était pas sans raison. Mais ce
fut sans
résultat.
Les défenseurs de Stalingrad sont arrivés
à
Treblinka
: la route de la Volga à la Vistule a
été
courte.
Aujourd'hui, le sol même de Treblinka refuse d'être
complice
des crimes perpétrés par ces monstres : il vomit
des
ossements,
des objets ayant appartenu aux morts et que les hitlériens
avaient
voulu y cacher.
* * *
Treblinka,
septembre 1944
Nous
sommes arrivés au
camp de Treblinka au début de septembre, treize mois
après le soulèvement. La fabrique de
mort a
fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands
se
sont appliqués à en effacer les traces.
Tout
est calme. A peine si
l'on entend bruire le sommet des pins, le long de la voie
ferrée. Ces pins, ce sable, cette vieille souche,
des
millions d'yeux les ont regardés des wagons qui
s'avançaient lentement vers le quai. On entend
crisser
doucement la cendre, les scories pulvérisées sur
la route
noire, bordée soigneusement, à la
manière
allemande, de pierres peintes en blanc. Nous entrons dans le
camp, nous foulons le sol de Treblinka. Les cosses de lupin
se
fendent dès qu'on les touche, avec un tintement
léger;
des millions de graines se répandent sur la terre.
Le
bruit qu'elles font en tombant et celui des cosses qui s'entr'ouvrent
se fondent en une mélodie triste et douce, comme si nous
arrivait du fond de la terre - lointain, ample et
mélancolique -
le glas de petites cloches. La terre ondule sous les pieds,
molle
et grasse comme si elle avait été
arrosée d'huile
de lin - la terre sans fond de Treblinka, houleuse comme une
mer.
Cette étendue déserte qu'entourent des
barbelés a
englouti plus d'existences humaines que tous les océans et
toutes les mers du
globe depuis qu'existe le genre humain.
La
terre rejette des fragments
d'os, des dents, divers objets, des papiers. Elle ne veut pas
être
complice.
Les
choses s'échappent du
sol qui se fend, de ses blessures encore béantes : chemises
à moitié consumées, culottes,
chaussures,
porte-cigares verdissants, rouages de montres, canifs, blaireaux,
chandeliers, chaussons en d'enfants à pompons rouges,
serviettes
brodées d Ukraine, dentelles, ciseaux, dés,
corsets, bandages. Plus loin des monceaux d'ustensiles :
timbales
d'aluminium,
tasses, poêles, casseroles, marmites, pots, bidons, cantines,
gobelets
d'enfant en ébonite... Plus loin encore, une main semble
avoir
tiré
de la terre boursouflée des passeports
soviétiques
à
demi carbonisés, des carnets de route en bulgare, des
photographies d'enfants de Varsovie et de Vienne, des lettres
puériles, des vers écrits sur la feuille jaune
d'un livre
d'heures, des cartes de ravitaillement d'Allemagne... Et partout des
flacons à parfum, verts, bleus ou roses... Une horrible
odeur de
décomposition règne en ces lieux, dont rien n'a
pu
triompher : ni le feu, ni le soleil, ni les pluies, ni la neige, ni les
vents. Et toutes ces choses sont devenues la proie d'essaims
de
moucherons.
Nous
continuons d'avancer sur
cette terre où le pas s'enfonce; tout à coup,
nous nous
arrêtons. Des cheveux épais,
ondulés, couleur
de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles
piétinés,
puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair,
et d'autres, d'autres encore. Le contenu d'un sac, d'un seul
sac
de cheveux, a dû se répandre là...
C'était
donc vrai ! L'espoir, un espoir insensé,
s'effondre : ce
n'était pas un rêve ! Les cosses de
lupin continuent
de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait
toujours entendre monter de dessous terre le glas d'un nombre infini de
petites cloches. Il semble que le coeur va cesser de battre,
contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop
fortes.
Le
racisme, un péril mortel pour l'humanité
Des
savants, des sociologues, des
criminalistes, des psychiatres, des philosophes se demandent comment
tout cela a pu se produire. Doit-on en rechercher la cause
dans
certains traits organiques,
l'hérédité,
l'éducation, le milieu, les conditions
extérieures, une
fatalité historique, la volonté criminelle des
dirigeants
? Les embryons du racisme, qui semblaient si comiques,
exposés par des professeurs charlatans et d'indigents
théoriciens de clocher dans l'Allemagne du siècle
dernier; le mépris du philistin allemand pour le Russe, le
Polonais, le Juif, le Français, l'Anglais, le Grec, le
Tchèque; cette outrecuidante conviction, toute gratuite, de
la
supériorité des Allemands sur les autres peuples,
placidement raillée par les publicistes
et les humoristes, tout cela brusquement, en l'espace de quelques
années,
a dépouillé ses traits « enfantins
» et pris
les
proportions d'un péril mortel pour l'humanité, la
vie et
la
liberté; tout cela a été une source de
souffrances
incroyables,
a fait couler des fleuves de sang et multiplié le crime;
certes,
il
y a là matière à réflexion !
Chaque
citoyen du monde répond de l'avenir
Des
guerres comme celle-ci sont
horribles. Mais c'est trop peu aujourd'hui de parler de la
responsabilité de
l'Allemagne. Disons-nous bien que tous les peuples, que
chaque
citoyen
du monde répond de l'avenir.
Aujourd'hui
chacun est tenu,
devant sa conscience, devant son fils et devant sa mère,
devant
sa Patrie et devant l'humanité, de répondre, de
toute son
âme
et de toute sa pensée, à la question suivante :
d'où
vient le racisme ? Que faut-il pour que le nazisme,
l'hitlérisme
ne renaissent jamais plus, ni d'un côté ni de
l'autre de
l'Océan?
L'idée
impérialiste
de « supériorité » nationale,
raciale, etc.,
a
logiquement conduit les hitlériens à
créer les
camps
de Majdanek, Sobibor, Belzyce, Oswiencim, Treblinka.
N'oublions
pas que de cette
guerre
les fascistes garderont non seulement l'amertume de la
défaite,
mais
aussi le voluptueux souvenir des assassinats en masse
aisément
effectués.
C'est
ce que doivent se rappeler,
âprement et jour après jour, ceux à qui
sont chers
l'honneur,
la liberté et la vie de tous les peuples, de toute
l'humanité.
Vassili
Grossmann
NOTES (1) On a
là les premières tentatives
d'évaluation du nombre
de victimes de Treblinka. Aujourd'hui, on estime plutôt
autour de
700.000 le nombre de Juifs exterminés dans ce camp. Une
Commission générale d'enquête conclut
à
731.600 personnes, Juifs, Polonais et Tziganes assassinées. (Les
Crimes allemands en Pologne, Varsovie, 1948). Le chiffre de
700.000
est repris dans un article , L'acte d'accusation du
procès
de Treblinka (Le Monde Juif, revue du
CDJC,
juillet 1966). Raul Hilberg parle de 750.000 Juifs et plus de 800.000
victimes,
au total.
QUI ETAIT VASSILI GROSMAN ? Vassili Grossman est un
écrivain juif
soviétique qui a été un court temps
une sorte
d'écrivain officiel. Son livre sur Tréblinka,
écrit après que l'auteur ait participé
à la
découverte des restes du camp et recueilli des
témoignages, a été écrit
alors que Grossman
était dans l'Armée Rouge et aussitôt
publié
et traduit du russe en plusieurs langues. J'ai utilisé
l'édition de 1945 chez Arthaud. Il est remarquable que les
effets de propagande sont relativement limités dans ce
livre. Il
y a cependant quelques erreurs factuelles (en particulier sur les
chiffres des victimes du camp, chiffre énorme dans la
réalité mais cependant nettement
surestimé par
Grossman, voir note de bas de page ajoutée par mes soins). Mais Vassili Grossman est
aussi un
écrivain dissident qui dénonce le stalinisme dans
deux
romans essentiels Vie et Destin, dont le manuscrit
a
été confisqué par le KGB en 1960 et
qui n'est paru
en France que vingt ans après la
mort de l'auteur, et Tout passe, écrit
en 1963,
l'année
de sa mort. Le premier de ces deux ouvrages se passe durant la bataille
de
Stalingrad et dénonce le système
soviétique, les
ordres
souvent absurdes d'un Staline tyrannique et incompétent. Le
second
raconte le retour à Moscou d'un bagnard, Ivan
Grigoriévitch
arrêté en 1925 et libéré
trente ans plus
tard
pendant la déstalinisation. Comme dans Les Lettres
Persannes,
Ivan débarque dans un autre monde qu'il cherche à
comprendre.
Un pays sans liberté est un domaine de la mort : le Parti,
bien
qu'ayant
étouffé toute liberté, continue
à en avoir
peur. Sur le camp de Treblinka, voir aussi les images (maquette et
photos) dans la page "Quelques
images du camp de Treblinka"