A
CEUX DU 17 DECEMBRE 1943
Nuit
du 10 décembre 2008
– 3 h. 15 du matin
– je viens de faire un bon petit repas, j’avais
faim, j’ai
souvent faim la nuit. Ça m’est resté
d’Auschwitz
quand je grignotais un peu de pain sec la nuit, en cachette.
Un
peu de foie gras, un peu de Jurançon un peu de Maroilles, un
petit
Expresso. J’aurai mal au ventre, mais tant pis, je
n’ai plus faim.
La nuit sera bonne.
Nuit
du 10 décembre 1943
– je viens de
débarquer de l’autobus parisien au camp de Drancy,
venant
par le train qui nous a transportés depuis Nice à
Paris. Nous savons à peu près ce qui va nous
arriver.
J’arrive
dans une grande salle, mal éclairée, dans
laquelle se
trouve un grand bureau, très long et où sont
installés
des jeunes hommes de mon âge qui commencent à nous
interroger : « nom,
prénoms, date de naissance,
nationalité » et
la question la plus fréquente « As-tu
des
parents ? et où se
trouvent-ils ? »
Pas
un allemand dans la salle. Les jeunes gens font bien leur
travail. Ils
établissent des fiches, très précises.
La
confiance règne.
Puis
j’entends soudain : « Tiens,
Serge ! ils
t’ont eu aussi ? » Et je
reconnais Teddy Artztein,
assis à la table qui m’appelle vers lui.
Il
est aussi un interrogateur.
« Alors,
ils t’ont attrapé ? Comment ?
Où ? » Teddy est un ami, je
jouais encore à la belote avec lui il y
a quelques mois, et son père était un fournisseur
du
mien en sous-vêtements. Ils étaient de Nancy.
«
Et sournoisement : « ils n’ont
pas eu tes parents
quand même ? je réponds : non,
et il ajoute « et où sont-ils pour le
moment ? »
Je le regarde dans les yeux et lui dis «
même si je
le savais je ne te le dirais pas, espèce de
salaud !
mais
je ne le sais pas »
Déjà
à Drancy la délation marchait très
fort.
Puis
on a eu un reçu pour l’argent qu’on nous
a confisqué,
mais on a réussi à en cacher un peu. Puis on nous
a
conduits dans les dortoirs : vrais lits en fer, matelas et
couvertures grises. J’ai dormi tout habillé
tellement
j’avais froid. Il y avait quelques anciens dans ce dortoir et
le
mot « Pitchipoï »
circulait déjà.
Un
convoi était parti hier. Dans
ce convoi il y avait un de mes amis, le Dr Hofstein de Thionville et
deux jumeaux.
Le prochain était
programmé pour
le 17 décembre.
Le
lendemain je me suis levé tôt, suis descendu dans
la
grande cour et je me suis retourné pour regarder
l’immense
immeuble en forme de fer à cheval et de couleur grise dans
lequel étaient enfermés des milliers d’
hommes, de
femmes, d’ enfants, de vieillards et des invalides.
Pas
un allemand en vue, seulement des dizaines de gardes-mobiles
français, dont plusieurs sur les toits faisant les cents
pas,
fusil sur l’épaule. On se promenait dans cette
vaste cour en
toute liberté, seuls ou en groupes, hommes seuls ou avec des
femmes et des enfants
Attendant
je ne sais quoi, ou espérant rencontrer quelqu’un
qu’on
connaissait.
Et
ça arrivait, les gens ramassés venant de tous les
coins
de France.
Et
il en arrivait tous les jours, des juifs en majorité,
parfois des
familles entières, des tziganes, des religieux, quelques
jumeaux précieusement réservés pour le
sinistre
Docteur Mengele, des homosexuels, quelques gens de couleur, tous
arrêtés dans différentes
régions de France
et considérés comme étant de races
inférieures.
Une
vraie tour de Babel.
Et
on se posait toujours les mêmes questions
«
Qu’allait-on faire de nous ? Il paraît
qu’on déporte
vers d’autres pays, surtout en Allemagne ou en Pologne, pour
y
travailler. Et les enfants ? Qu'est-ce qu'ils vont faire des
enfants ?
On
essayait aussi de transmettre des lettres à de la famille,
par
les gendarmes, en leur offrant de l’argent. Le
marché noir
fonctionnait fort avec les gendarmes, cigarettes et nourriture
étaient vendus par eux à des prix
ahurissants !
Une carotte : 100 francs. Une cigarette : 200 francs. Bref on avait de
l’occupation à Drancy. Et
toujours pas un
uniforme allemand en vue.
Il
paraît qu’il n’y avait qu’un
officier nazi qui dirigeait
tout Drancy : Brunner. Le cruel capitaine Aloïs
Brunner.
Les
autres étaient tous des gendarmes. Les
nazis faisaient confiance à l’Etat
Français.
Puis
vint le 16 décembre 1943 !
Au
soir, après le repas, on groupa environ un millier de
personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards, invalides,malades,
paralytiques
Et
on les enferma dans une immense salle avec des couvertures pour
dormir à même le sol.
Le
capitaine Brunner vint tenir un petit discours pour nous dire
qu’on
aurait le droit d’emmener à boire et à
manger, en
petite quantité mais qu’il était
strictement interdit
d’emmener des outils, des pinces, des tenailles et ne fut-ce
même
qu’un simple petit couteau. Que celui qui serait pris serait
pendu.
Qu’un responsable de wagon serait nommé
à cet effet
et il nous souhaita bonne nuit.
Quelques-uns essayèrent de
s’endormir. Tous les sexes
étaient
mélangés. Quelques-uns se sont aimés
pour la
dernière fois.
Puis
tout à coup à minuit, une voix de femme
s’éleva
dans un silence qu’on ne peut oublier et chanta la
célèbre
chanson
«
A Yidische Mamma » comme on ne l’avait
jamais
entendue.
Tout
le monde pleurait.
Et
le convoi se forma le 17 décembre au petit matin.
On
nous embarqua, les uns pour l’enfer, les autres pour
l'éternité, dans les fameux wagons à
bestiaux (20
chevaux = 100 êtres humains).
Nous étions le convoi des 169 000.
7 déportés de ce convoi sont
revenus vivants en 1945.
Serge
Smulevic matricule : 169922 - 10 décembre 2008.
Ma
fille cadette, Myriam, est née le 17 décembre
1956.
Serge Smulevic,
témoignage par courriel,
décembre 2008