«
Les cent premiers déportés
débarquèrent
à
Dora le 23 août 1943, lendemain de la réunion
entre
Hitler,
Himmler et Speer. A partir de cette date, sans arrêt, les
convois
venus de Buchenwald déversèrent leur cargaison
humaine,
avant
que d'autres camps — en fonction des replis des troupes
allemandes —
n'y
ajoutent les leurs. Il n'y avait pas d'installation dans le premier
tunnel
déjà creusé, sinon, alentour, quelques
tentes et
une
guérite de bois pour la garde SS. Les galériens
des
fusées
travaillaient sans cesse au péril de leur vie (sans compter
le
sadisme
des SS et des Kapos). Ce tunnel, au début, ils le
perçaient,
l'agrandissaient, l'aménageaient, presque sans outils, avec
leurs
mains. Les transports de pierre et de machines étaient faits
dans
des conditions épouvantables. Le poids des machines
était
tel que ces hommes, à bout de force, d'énergie,
ces
squelettes ambulants, mouraient souvent écrasés
sous
leurs charges.
La poussière ammoniacale brûlait les poumons. La
nourriture
ne suffisait pas à permettre la vie organique la plus
végétative. Les déportés
trimaient dix-huit
heures par jour (douze heures de travail, six heures de
formalités et de contrôles). Ils
dormaient dans le tunnel. On creusa des alvéoles : 1024
prisonniers
affalés dans ces alvéoles étages sur
quatre
hauteurs
et sur une longueur de cent vingt mètres.
Les
déportés ne voyaient le jour
qu'une fois par semaine à l'occasion de l'appel du dimanche.
Les
alvéoles étaient continuellement
occupés,
l'équipe
de jour chassant l'équipe de nuit et vice versa. Des
ampoules
électriques, très faibles, éclairaient
des images
de cauchemar. Il n'y avait
pas d'eau potable. On se jetait où l'on pouvait trouver de
l'eau,
et où, par exemple, goutte à goutte, se
rassemblaient les
condensations. On lapait liquide et boue dès qu'un SS
tournait
le
dos, car il était interdit de boire l'eau non potable
Dans le tunnel, froid et
humidité
étaient intenses. L'eau qui suintait des parois provoquait
une
moiteur écœurante et permanente. Transis, nous
avions
l'impression que nos corps décharnés moisissaient
vivants. Des prisonniers devinrent fous, d'autres eurent les nerfs
saccagés quand l'installation progressa : le vacarme
inouï
qui régnait fut une des causes de ces
dérèglements
— bruit des machines, bruit des marteaux-piqueurs, de la
cloche de la
locomotive, explosions continuelles, le tout résonnant et
répercuté en des échos sans fin par le
monde clos
du tunnel. Pas de chauffage, pas de ventilation, pas le moindre bac
pour se laver: la mort pesait sur nous par le froid, des sensations
d'asphyxie, une pourriture qui nous imprégnait. Quant aux
chiottes, ils étaient faits de fûts
coupés par le
haut sur lesquels une planche était installée.
Ils
étaient placés à chaque sortie des
rangées
d'alvéoles où nous couchions.Souvent, quand des S
S
apercevaient un déporté assis sur la planche, ils
le
fixaient, ricanaient, s'approchaient et, brusquement, le
précipitaient dans le fût. Alors,
c'était des
déchaînements de joie. La farce était
trop
drôle. Irrésistible ! Jamais ces messieurs
n'avaient tant
ri. D'autant que tous les déportés souffraient de
dysenterie... Alors, recouvert de merde, partout, du crâne
aux
pieds, sans mot dire, le pauvre type partait, plus
désespéré que jamais ; il partait
rejoindre son
alvéole, sa file de bagnards ; il allait empester ses
copains,
se vautrer dans la poussière pour se nettoyer, car il
n'avait
aucun moyen de se laver. La nation la plus
propre du monde, cette Allemagne exemplaire pour les soins corporels,
l'hygiène, n'avait rien prévu pour ses
régiments
d'esclaves. Pourtant, dit-on encore, le bétail est
soigné, là-bas, dans
des fermes qui sont considérées
modèles,
exemplaires,
pour les culs-terreux du monde entier !... Mais il est vrai qu'un
déporté était moins qu'une vache, un
cochon, une
poule, le ver que mange
cette poule...
C'est à Dora que
les
déportés commencèrent à
comprendre le
silence des anciens de Buchenwald, les regards de compassion
adressés à ceux qui partaient.
Ils savaient, les anciens, qu'on ne revenait que mort de Dora. Et l'on
revenait mort pour être engouffré dans un four
crématoire. Car au début il n'y avait pas de
Krematorium
à Dora. Par camions, on transportait les cadavres
— certains
n'étaient pas encore complètement des cadavres
— à
Buchenwald. Il y avait des Kommandos pour cette tâche durant
laquelle on empilait, entassait des choses qui avaient
été des hommes, sous les ordres de SS qui
manipulaient le
Gummi (câble
électrique recouvert de caoutchouc), afin que le travail
soit
vite
fait. (Dans n'importe quel domaine, le travail doit être vite
fait.
C'est une règle dans les pays qui ont
décidé
d'employer
une main-d'œuvre d'esclaves. Que les
déportés meurent de
mauvais
traitements et d'épuisement dans les premiers mois de leur
détention
: nulle importance. D'autres sont là pour les remplacer.)
Les
déportés de notre convoi
comprenaient maintenant ce que l'officier SS avait voulu dire quand il
nous avait déclaré, un matin, sur la place
d'appel :
« Personne ne s'évade d'ici, sauf ceux qui partent
par la
cheminée... »
Les SS frappaient les
détenus. Il
fallait tout sacrifier au rendement. Le sort du IIIe Reich en
dépendait.
Une arme secrète, d'une efficacité sans
précédent dans l'histoire de
l'humanité, allait
permettre de pulvériser l'ennemi, d'abolir sa
résistance
et de faire renaître le temps des victoires
éclairs. Des
victoires définitives... Ils obéissaient, les SS.
Ils
faisaient du zèle, se surpassaient dans la barbarie,
dans l'art de persécuter. Le nombre de victimes ? Quelle
importance!
Il fallait voir comment, le matin, la cohorte de ceux que nous
appelions
bêtement « les musulmans » se
présentait,
à
la sortie du tunnel, pour demander à passer une visite
médicale.
Dans une odeur épouvantable, une putréfaction qui
indiquait
le processus de désagrégation, ces spectres
espéraient
un secours qui ne viendrait pas. Ils crevaient là, de
misère
physiologique, n'ayant même plus la force d'implorer
miséricorde,
tandis que les camions du four crématoire de Buchenwald
s'apprêtaient
à venir les charger. Les cadavres s'empilaient sans
relâche,
les nombreux arrivants remplaçant ceux qui mouraient avant
d'y
laisser
leur vie à leur tour.
Ce n'est qu'en mars 1944 que
les baraquements
furent terminés. A Dora, le travail était
toujours
au-delà du concevable, mais les
réprouvés
pouvaient au moins déserter le tunnel durant les six heures
de
repos qui leur étaient accordées. Par contre,
à
l'autre bout du tunnel, à Ellrich, où les travaux
étaient moins avancés parce que
commencés plus
tard, les déportés se trouvaient dans les
mêmes
conditions que leurs camarades des premiers mois à Dora.
Dix
déportés
travaillant au montage des fusées V2 à Dora.
(Photo
en couleur
prise par Walter Frentz, photographe officiel, pour Albert Speer,
ministre de l'armement, mars-juillet 1944)
Vinrent, en
janvier 1945, de
nouveaux officiers et
soldats SS qui avaient été
évacués du camp
d'Auschwitz. Les assassins n'interrompirent pas leurs besognes. Des
juifs survivants arrivèrent aussi d'Auschwitz, mais
dès
septembre 1944. Après quelques
jours de travail au tunnel, l'un d'entre eux me dit cette phrase que
j'entends
encore distinctement à mes oreilles : «
Comparé
à
Dora, Auschwitz, c'était un chouette camp ! ». [ Mon
camarade
se référait — évidemment
— aux conditions de
travail.
Il n'oubliait pas qu'Auschwitz était, lui, un camp
d'extermination où périrent des millions de juifs.]
C'est que les conditions de
vie étaient
redevenues ce qu'elles étaient au début. Devant
l'avance
des troupes russes, la montée vers l'Allemagne des
Alliés, le
quartier général du Führer voulait
hâter
encore
plus travaux et recherches afin que l'arme absolue change au tout
dernier
moment le sort de la guerre !
Deux tunnels longs de 1 800
mètres,
larges de 12,50 mètres, hauts de 8,50 mètres;
quarante-six tunnels parallèles longs de 190
mètres, dont
certains étaient creusés plus profond afin
d'installer la
fabrication des V2, mais qui, dans l'ensemble, avaient 30
mètres
de hauteur et étaient employés à
tester et
assembler les immenses V2 pesant plus
de 13 tonnes et longs de 14 mètres ; installation de voies
ferrées qui relieraient les deux tunnels tandis que les
chemins
de fer rejoignaient, à l'extérieur, les voies
ferrées des communications
normales ; stockages des bombes volantes VI et des rockets V2 dans la
plupart
des tunnels parallèles, à l'exception de la
section Nord
utilisée par la société Junkers pour
la
fabrication des moteurs d'avion ; construction à partir
d'août 1944 de trois autres tunnels
au nord-est et à l'ouest de Kohnstein et dans 1e
Himmeisberg,
près de Woffleben, parce que les Allemands exigeaient encore
plus d'espace pour fabriquer de l'oxygène liquide, de
l'essence
synthétique,
un nouveau rocket inconnu baptisé
«Typhoon» et
désigné sous le nom de A3 et A9 (chacun de ces
tunnels
avait cinq voies parallèles huit ou dix tunnels transversaux
complétaient 1a construction) ;
et que sais-je encore, moi, petit taupe enfouie dans les entrailles de
la
terre : voilà ce que des hommes, affamés,
martyrisés,
dans un état de misère physique et morale
incommensurable,
bâtirent - 80% - entre le 23 août 1943 et le 11
avril 1945,
jour béni où les troupes américaines
les
libérèrent
Entre-temps ils réussirent à saboter des engins
de mort
nazis,
à faire que des V1 et des V2 restent au sol ou explosent en
vol,
bien avant d'atteindre leur cible
Il y eut soixante mille
déportés à Dora. Trente mille n'en
revinrent pas.
»
Jean
Michel, Dora ,
J.C Lattès, Livre de poche, 1975
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