Cyrano à l’ÉlyséePar
Michel Sparagano, professeur de philosophie.
« Après Guy Môquet, voici que les enfants d’Izieu sont, à leur tour, enrôlés dans la spectaculaire stratégie présidentielle. On peut même imaginer qu’après le dîner du CRIJF, il y aura, peut-être, le déjeuner du CRAN (Comité regroupant les associations noires) où le président Sarkozy, la main sur le coeur, ordonnera que chaque enfant de CM1 (les CM2 seront déjà bien occupés) parraine un enfant mort sur ces grands bateaux qui se livraient à la traite négrière et faisaient une fortune sur le calvaire de ces pauvres enfants qui n’avaient que le tort d’être noirs ! On pourrait même commencer, à titre expérimental, par les CM1 de Nantes et Bordeaux… Quel est le problème ? Aucun, tant que le politique reste dans son rôle et le président est dans le sien lorsqu’il demande aux enseignants-fonctionnaires de perpétuer le devoir de mémoire. Il ne l’est plus lorsqu’il dit comment… Parce qu’enfin, cette période est justement au programme d’histoire des élèves de CM2. Parce qu’un enseignant peut toujours faire lire à ses gamins le Journal d’Anne Frank. Parce qu’un instituteur peut toujours organiser une visite de tel ou tel mémorial de la Shoah, inviter tel ou tel témoin à dire, avec ses mots, l’horreur qu’il a vécue. Tout cela est possible, mais tout cela doit relever de la responsabilité de l’enseignant qui sait, mieux que personne (même présidentielle), ce que ses élèves sont aptes à supporter (et, en la matière, il en va d’une classe comme d’une chaîne : sa résistance est celle du maillon le plus fragile). J’ai enseigné la philosophie vingt ans dans les classes de terminale. La mort était une notion au programme et j’étais donc payé pour philosopher sur ce thème avec des jeunes autrement plus vieux que des gamins de CM2. Je peux néanmoins témoigner de la douleur, pour certains, lorsque nous abordions le thème ; j’ai toujours fait très attention à ce moment de mon cours, mais j’ai le souvenir de visages se crispant imperceptiblement face aux Consolations de Sénèque qui ne les consolaient pas vraiment. J’ai vu quelques larmes couler lentement sur des joues qui disaient assez que la mort, pour elles et à ce moment-là, n’était pas « rien », n’en déplaise à Épicure et à sa Lettre à Ménécée ! Il m’est arrivé de réorienter nos discussions parce que mon radar personnel me signalait un effondrement imminent quelque part dans ma classe. Quelle est l’histoire de chaque gamin ? A-t-il récemment perdu un proche ? Difficile à savoir, mais nous ne pouvons pas faire semblant d’enseigner à de purs esprits ! Et encore, nos réflexions étaient philosophiques. Nous en restions à un niveau forcément général. Mais comment empêcher (et le faut-il ?) les élèves de particulariser ? Alors qu’en sera-t-il de ces mômes de onze ans (pas dix-sept ou dix-huit) à qui l’on demandera de personnaliser cette leçon d’histoire au point de devenir le parrain d’un petit supplicié ? Bruno Bettelheim a écrit, il y a longtemps, un livre intitulé Psychanalyse des contes de fées. Il y expliquait tout le mal qu’il fallait penser de ces contes à la Perrault où les personnages sont tellement manichéens et stéréotypés qu’ils empêchent l’enfant de s’identifier. Seulement, « Attention ! », disait-il. L’identification, qui permet au gamin de soulager un peu le fardeau qui lui broie les épaules, est un processus psychologique puissant. C’est pourquoi Bettelheim recommandait que les personnages soient complexes (tout comme le lecteur), mais que le dénouement soit heureux ! Ce n’est pas grave de détester sa belle-mère, lorsqu’on a treize ans. On n’en est pas un monstre pour autant. La preuve : Cendrillon. Soit ! Mais encore faut-il que l’identification d’une gamine à cette héroïne se termine bien, sinon le conte est destructeur ! Le président a-t-il bien mesuré que l’identification de nos enfants de CM2 avec les petits martyrs d’Izieu se terminait dans un four crématoire ? Je crois bien plutôt que le geste lui a paru beau, pas plus ! C’est alors que je ne peux m’empêcher de penser à ce passage de Cyrano où ce dernier, après avoir lancé sa bourse avec ses derniers écus aux comédiens dont il interrompt le spectacle, se fait sermonner par son ami : « Quelle sottise. » - « Mais quel geste ! » lui répond-il (acte I, scène 4). Voilà ! J’ai très peur que n’ayons affaire qu’à une politique des gestes et que Cyrano n’ait quitté le théâtre pour se rendre à l’Élysée ! Je serais plutôt d’avis de demander aux gamins de CM2 de parrainer un vivant plutôt qu’un mort. On pourrait, par exemple, commencer par demander aux écoliers de parrainer leurs petits camarades que monsieur Hortefeux, le « ministre de la chasse aux enfants », rafle aux abords des écoles pour les expédier vers des pays qu’ils ne connaissent pas, parce que leurs parents n’ont pas les bons papiers… » Article paru dans l'Humanité, le 18 février 2008 |
Patrick
Gonthier, secrétaire
général de
l'UNSA-Education : "C'est encore une fois la confusion persistante du
président entre histoire et mémoire, la
même qu'il y avait avec Guy
Môquet". "L'histoire demande de la distance et de
l'étude, et la
mémoire est plus soumise à l'affectif et
à l'émotionnel. Et il fait
porter sur les enfants de dix ans une charge affective qui les
dépasse
beaucoup". (Le 22 octobre dernier, la lettre adressée
à sa mère par Guy
Môquet, résistant communiste de 17 ans
fusillé le 22 octobre 1941 par
les Allemands avait été lue dans les
lycées de France. Cette décision
du président Sarkozy avait auparavant soulevé une
polémique au sein de
l'Education nationale). (Déclaration, jeudi 14
février)
Gilles Moindrot, secrétaire général du Snuipp-FSU (majoritaire chez les enseignants du primaire): "L'annonce du président de la République nous met mal à l'aise parce que faire que chaque élève de CM2 porte la mémoire d'un enfant de la Shoah peut entraîner des troubles psychologiques chez lui". "Il y a le risque que cet enfant ou bien s'identifie, ou bien qu'il rejette cette identification, ou encore qu'il ait un sentiment de culpabilité ou de responsabilité pour le destin d'un élève duquel il n'est aucunement responsable". "La charge émotionnelle peut avoir des conséquences négatives, surtout pour un élève en plein développement". On "n'a pas à faire peser sur un élève de 11 ans la responsabilité de ce qui s'est passé à cette époque là". "Cela peut avoir un effet contraire à l'objectif recherché: un élève peut par exemple ne prendre en considération que le côté macabre. Le président de la République ne fait pas preuve de grande prudence vis-à-vis de la psychologie des élèves de 10-11 ans". Il est regrettable qu'une "annonce faite sans aucune consultation des enseignants psychologues et les pédopsychiatres, alors que c'est un sujet sensible" (Déclaration à l'AFP, jeudi 14 février) Le SE-Unsa, deuxième syndicat dans les écoles primaires: "Le SE-Unsa est particulièrement choqué de cette initiative du président de la République, qui ignore tout de la façon dont un jeune se construit. Faut-il que chaque enfant de 10 ans se voie désormais personnellement chargé d'un lourd parrainage posthume ?". "Si les effets éducatifs de cette démarche sont plus que sujets à caution, a-t-on réfléchi à l'impact psychologique possible sur les élèves?". Enseigner l'histoire de la Shoah est "une affaire de professionnels". "Eduquer ne saurait être qu'affaire d'émotion", déplorant que le président "vienne se situer à nouveau sur ce terrain, après l'épisode de la lettre de Guy Môquet".Le syndicat condamne en outre une "nouvelle intrusion du politique dans le pédagogique" (Communiqué, jeudi 14 février) Extrait
du recensement des prises de position sur le site du Nouvel Observateur
: NOUVELOBS.COM | 18.02.2008
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« Ma fille sera en CM2 ... Elle porte en elle ... »« Voila que, non satisfait de la glissade morale effectuée sur la peau de banane Guy Moquêt qu’il s’était à lui-même étendue comme carpette, Mr Sarkozy prétend « faire en sorte que, chaque année, à partir de la rentrée scolaire 2008, tous les enfants de CM2 se voient confier la mémoire d’un des 11 000 enfants français victimes de la Shoah ». Ma fille sera en CM2 en 2013. Elle porte en elle de par la grâce de ses parents la mémoire de ces milliers d’enfants, français et non français, qui au long de l’histoire humaine furent déportés, séparés des leurs, rendus orphelins, esclaves, choses sexuelles, assassinés…sur les 5 continents. Et qui le sont encore. Elle porte en elle la mémoire future de ces enfants violemment séparés de leurs parents ou familles, ici, maintenant, en France devant ses yeux de fillette de 4 ans. Elle porte en elle en tant que future femme, citoyenne, lionne au combat, la mémoire de tous ces enfants qu’elle aura vus déportés de son supposé pays de cocagne vers des univers où ils disparaissent, de tous ces enfants qui n’ont pas d’enfance, en Palestine, au Liban,... de tous ces enfants marchandés cyniquement, au nom de l’enfance, au Tchad, ailleur Ma fille porte en elle tout ceci parce qu’elle est vivante. Parce qu’elle a un papa et une maman vivants auprès d’elle. Qui animent son âme autant qu’ils le peuvent de toute l’actualité de leurs combats, à sa mesure de petite fille, en lui apprenant qu’il n’y a pas de différence, entre un enfant blanc et un noir, entre un enfant juif, catholique, sikh, musulman, bouddhiste, que tout enfant a droit au bonheur d’être enfant, dans la douceur de sa famille, les câlins, le jeu, les apprentissages. Ma fille porte en elle tout cela, et elle ne se verra pas confiée par l’école la mémoire de l’un des 11 000 enfants français victimes de la Shoah. Ce travail, qui m’est dévolu en tant que parent, et qu’il n’appartient pas à mon sens au Président de la République de choisir de faire à ma place, je l’élabore dans le respect de mon enfant, et de ce qu’est notre famille. Il n’y a pas que la Shoah, Mr. le Président. Maints massacres furent perpétrés, maintes mémoires furent et sont encore blessées qu’il vous semble vain d’honorer, maints enfants furent déportés et assassinés, dont vous semblez faire si peu de cas, en d’autres temps tout aussi atroces que celui de la Shoah. Quel est ce besoin que vous nous démontrez donc là, un besoin de repentance ? Ce mot que vous refusez à tout crin à ceux qui ne vous le demandent même pas, mais qui voudraient juste prononcer le mot de mémoire sans se faire éconduire ? Qu’allez-vous donc faire dans cette galère ? Quel besoin de s’aplatir dans le vent d’une seule direction, sous les tapis du souvenir d’une seule victime ? Vous nous avez suffisamment dit lorsque cela vous arrangeait que les enfants n’étaient pas comptables des fautes de leurs pères. Ma fille ne se verra confier par vous la mémoire d’aucun enfant d’une seule confession, d’une seule déportation, d’un seul esclavage, d’un seul massacre. Ma fille ne sera jamais l’objet de votre manipulation de l’histoire, de l’émotion, du drame humain au service de vos seuls biens et besoins personnels, politiques ou autres. Elle ne croulera pas sous le poids de votre culpabilité ou de vos obédiences. Elle grandit libre dans sa connaissance de l’autre, des ses bonheurs et malheurs, grands et petits, auxquels nous désirons l’éveiller pour qu’elle puisse partager le poids, plus tard, avec ceux qui souffrent. Mon enfant, nos enfants, grandissent à présent dans une France dont mes parents, humains généreux s’il en fut, auraient profondément honte. Si ma mère n’était pas morte, elle défilerait aujourd’hui du haut de ses 89 ans, pour vous faire savoir qu’il suffit. Qu’il suffit de l’outrager. Qu’il suffit de choisir dans les souffrances humaines celles qu’il vous agrée d’honorer et celles qu’il vous indiffère d’ignorer. Quand ce n’est pas celles qu’il vous arrange de rejeter dans de lointaines poubelles. Qu’il suffit de gesticuler, justifiant toutes les exactions de la France dans l’Ailleurs en ne supportant pas que l’Ailleurs vienne vivre dans la France. Qu’il suffit de faire la leçon à des enseignants sur ce qu’il convient de faire partager d’histoire à leurs élèves, alors qu’ils nous font tous les jours partager, à nous parents, la fin de l’histoire d’une éducation nationale que vous rendez exangue. Qu’il suffit de tuer les familles, je pèse mes mots, en envoyant vos sbires arracher les portes, arracher les affaires personnelles, arracher les êtres de leur travail, arracher les hommes de leur famille, arracher les mères de leurs enfants, ce que vous faites tous les jours, ici, en France. Quand vous offrirez de la France un autre spectacle aux yeux de nos enfants. Quand vous cesserez de nous mettre en deuil chaque matin de l’une des qualités d’accueil, de soin, de solidarité, d’éducation, de liberté, d’égalité, de fraternité... qui devraient être la nature, l’essence, la colonne vertébrale de notre pays. Quand vous vous préoccuperez, aussi, de ce qui se passe dans une salle de classe lorsque les maîtresse malades ne sont pas remplacées, au collège lorsque les adultes si dévoués soient-ils à leur mission, n’y sont pas assez nombreux. Quand vous proposerez à nos enfants la prise en considération de toutes les souffrances des humains à travers l’histoire, sans quantification, sans classification. Quand vous nous aiderez véritablement à les construire dans le respect de l’autre sous les yeux d’une République exemplaire. Quand vous tiendrez vos promesses de protéger tous les opprimés, toutes les femmes opprimées, tous les déshérités, tous les enfants déshérités... Quand vous ferez véritablement preuve d’un courage révolutionnaire et visible en cessant les exactions, en ramenant vos chiens. Quand vous serez capable de ne plus fabriquer visiblement et incessamment un pathos bien ciblé, d’héroïsme ou de pitié, c’est tout comme, pour dissimuler la déconstruction de l’humain et de l’espoir que vous vous acharnez à promouvoir. Quand vous serez ce que vous n’êtes pas, quand vous ne serez plus ce que vous êtes. Je cesserai d’être en deuil de mon pays idéal. Je cesserai de ne pouvoir plus lire les journaux et de pleurer chaque jour à la découverte des nouveaux nuages. Un grand mal est toujours suivi d’un grand bien. La citoyenneté profondément humaine, sincère, dévouée, invisible, muette pour l’instant, s’amplifie chaque jour qui passe avec son lot d’expulsés amis, de justes condamnés, . .. La réponse à votre action est dans cette résistance contre laquelle vous ne pouvez strictement rien. La pensée et le coeur sont irréductibles. Ma fille se construit, comme bien d’autres enfants, par la grâce d’adultes conscients de leur devoir d’"êtres au monde" parmi d’autres "êtres au monde". Ces enfants seront des adultes, nombreux et imperturbables, des lions, auxquels il incombera de développer à une échelle jamais vue les valeurs de beauté et de bonté de la vie, pêchées dans le meilleur de chacune de leurs origines, passées au tamis du métissage, cimentées entre elles par la liberté et l’empathie réunies. Vous ne sauriez apprendre à mon enfant cela que je choisis de lui apprendre. Son espoir et sa force sont entre les mains de son père et de sa mère. » Claire Malbos, le 14 février 2008 paru sur Indymedia - Lille |
Shoah et CM2 : un comité de vigilance dénonce une "instrumentalisation politique"PARIS,
18 fév 2008 (AFP) -
Des enseignants et des chercheurs réunis dans un Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH) ont critiqué la demande de Nicolas Sarkozy de confier la mémoire d'enfants juifs déportés aux élèves de CM2, dénonçant "une instrumentalisation politique". "La dernière proposition présidentielle, qui confie à chaque enfant de CM2 la mémoire d'un des 11.000 enfants français victimes de la Shoah, a suscité de nombreuses réactions critiques que nous partageons", écrit l'association, qui regroupe une centaine d'enseignants et de chercheurs historiens-géographes. Parmi ces critiques figurent "les risques d'accentuation de la communautarisation et des concurrences mémorielles, d'importation démesurée des affects dans la relation au passé, d'empiètement du pouvoir politique sur les prérogatives pédagogiques des enseignants, et enfin des conséquences psychologiques d'une telle mesure sur les enfants", précise-t-elle. Le comité dénonce "l'instrumentalisation politique d'un drame aussi singulier que le génocide des Juifs", qui "ne permet pas une véritable quête d'intelligibilité de cet épouvantable moment historique". "Nicolas Sarkozy poursuit son oeuvre de prestidigitateur en amalgamant la loi, la décision personnelle, la morale, l'histoire et l'émotion ou en transformant des figures historiques individuelles ou collectives en emblèmes nationaux", déplore-t-il, rappelant que la "la lecture de la lettre de Guy Môquet a créé un précédent". "La mémoire de ces enfants morts mérite mieux que l'identification sous contrainte ordonnée par la mesure présidentielle", affirme encore le comité. |
Un marketing mémorielpar Henry Rousso, historien, Samedi 16 février 2008 Il y a six mois, l’idée de contraindre les enseignants à lire la lettre de Guy Môquet débouchait sur un fiasco. Improvisée, ignorante des réalités historiques, ressuscitant malgré elle les mensonges d’un communisme de guerre froide, l’initiative obligeait une fois plus l’école à se plier à un «devoir de mémoire» de plus en plus déconnecté de l’histoire, ce qui a pour effet d’abolir toute distance entre le passé et le présent puisque l’on ne joue presque exclusivement que sur l’émotion. Au moins pouvait-on croire qu’il s’agissait d’inverser la tendance dominante et d’inviter les Français à s’intéresser aux pages glorieuses (ou supposées telles) de leur histoire (la Résistance) et non plus aux seules pages honteuses (la collaboration). On se trompait. Le chef de l’État fait sensation avec l’idée de faire parrainer par chaque élève de CM2 le souvenir d’un des 11 000 enfants juifs de France (pour la plupart nés de parents étrangers), exterminés par les nazis, avec la complicité du régime de Vichy. Cette page d’histoire est désormais connue, grâce en grande partie au travail de Serge Klarsfeld. C’est lui qui a établi la liste des victimes, leur redonnant un nom, parfois un visage. Leur souvenir est donc perpétué, par la nomination, opération symbolique par excellence. La nouvelle initiative apparaît incongrue, jetée soudain dans l’espace public comme d’autres annonces présidentielles. Le bruit médiatique vient, une fois de plus, troubler le respect et le silence des morts de l’Histoire. Mais on franchit cette fois un pas supplémentaire. Voilà des enfants de 10 ans appelés à s’identifier par décision d’État à des victimes - et des victimes qui avaient en grande partie leur âge lorsqu’elles furent assassinées. Sans réflexion politique, historique ou psychologique préalable. On peut à bon droit se demander pourquoi. Quelle urgence commandait de relancer ainsi le débat autour de la mémoire de la Shoah alors même que la France a connu à cet égard des politiques publiques sans équivalent en Europe : procès pour crimes contre l’humanité, réparations morales et financières, nouvelles commémorations, modifications des programmes scolaires. S’agit-il d’œuvrer pour que la vérité historique soit correctement enseignée ? On rappellera alors que c’est le candidat devenu président qui déclarait, durant la campagne électorale, que la France n’avait, sous l’Occupation, «commis aucun crime contre l’humanité». Comprenne qui pourra. S’agit-il de lutter contre l’antisémitisme et le racisme ? On rappellera alors que l’énorme travail de mémoire fait en France sur la Shoah a été accompli au moment ou l’antisémitisme explosait de toutes parts, notamment à l’école. On rappellera surtout que la singularité de la Shoah est déjà difficile à comprendre pour des adultes confrontés à la réalité des génocides et autres massacres de masse commis depuis 1945. Que dire alors de jeunes enfants, qui auront beaucoup de mal à comprendre pourquoi ils doivent ne «parrainer» que ces victimes-là. S’agit-il de permettre aux enfants de s’approprier une histoire commune, porteuse de valeurs ? Mais le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n’est édifiant en rien, sinon de l’immense barbarie du XXe siècle. Dans la figure de Guy Môquet, n’était le mensonge pieux qui consistait à le présenter comme un résistant de la première heure, on pouvait à la rigueur souligner le lien entre le martyr et le héros, on pouvait y prendre prétexte pour compenser l’effroi par la fierté. Quelle image «positive» véhicule la Shoah ? Quelle est l’exemplarité de ces petites victimes innocentes ? Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d’être remémorée avec éclat une histoire criminelle. De l’Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd’hui qu’un usage utilitaire. Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu’une fois de plus, le - mauvais - exemple est donné au plus haut niveau, que la «mémoire» et la défense de bons sentiments ne servent qu’à faire passer les ombres de la politique réelle. Article paru dans Libération,
vendredi 15 février 2008
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"Je suis
totalement contre l'idée de porter de manière
individuelle ce
genre de poids: c'est beaucoup trop lourd à cet
âge-là, les enfants ne
sont pas prêts. En revanche c'est un travail qui peut
être fait
collectivement, en classe"
Frédéric
Kochman, pédopsychiatre, qui dirige une
unité pour pré-adolescents et adolescents
à l'hôpital EPSM de Lille.
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Comment parler de la Shoah aux enfants ?
Que pensez-vous de la proposition de Nicolas Sarkozy ? Pour moi, elle n'a pas de sens.
Il y a confusion entre le devoir de mémoire et le devoir
d'Histoire. Tous les enfants ont besoin de connaître leur
propre histoire et celle à laquelle ils appartiennent avec
un grand H. Mais personne ne peut leur imposer la mémoire
des victimes de la Shoah, ce culte des morts, des martyrs et de la
repentance. Je ne vois pas pourquoi le pouvoir politique devrait
formuler pareille injonction. Les enfants n'ont pas à porter
la dette de leurs aînés. Cette
responsabilité est bien trop lourde !
Confier la mémoire (le nom et l'histoire) d'un enfant victime de la Shoah à un élève de CM2 peut-il être traumatisant ? Cette personnification
à l'extrême d'une victime aurait un impact
affectif sur les enfants. Jumeler un élève de 10
ans (donc en plein développement psychique) avec un enfant
martyr susciterait des mécanismes d'identification forts.
C'est jouer sur le registre des émotions, du romanesque.
Cela me parait dangereux ! Chaque enfant, en fonction de son
caractère et du contexte socioculturel dans lequel il
évolue, réagirait différemment mais il
me semble que pour certains, naîtraient des sentiments de
culpabilité. Pour d'autres, peut-être un sentiment
d'injustice. Pourquoi ne parle t-on pas des victimes de la guerre
d'Algérie ou du génocide rwandais ? On peut
même provoquer sans le vouloir un regain
d'antisémitisme ! Bien avant le CM2 si le support est adapté ! Il s'agit de relater des faits historiques, de rendre compte d'événements passés. Pour cela, les livres, les documents photos, vidéos mais aussi les musées, les mémoriaux ou encore les témoignages de survivants ou de familles déportées peuvent servir d'outils de recherche et de compréhension. Après, c'est toute la difficulté de transmettre de manière lucide et honnête tout en intéressant les enfants au sujet. Certaines personnes, enseignants ou témoins ont un don de passeur. Mais nul besoin de personnifier les victimes comme le suggère la proposition du Président. Sur le site Le Journal des Femmes, 22 février 2008 |
Proposer alors à l’enfant l’adoption d’un enfant assassiné par les nazis, c’est comme lui coller un fantôme sur le dos...Quand un enfant est mis au monde, ses parents lui ont donné la vie et le donnent à la vie. Pulsion de vie et pulsion de mort sont en chacun de nous. Qu’il faille nommer les crimes du nazisme, et au fur et à mesure qu’un enfant grandit en analyser avec lui au delà de la respectable émotion, les causes et les conséquences, c’est le travail des parents, des historiens, des enseignants, des éducateurs. Au-delà de l’aspect historique, ce travail vise à donner sens à la vie mettant au centre la valeur de l’homme et la lutte contre tout racisme dans l’alliance avec la pulsion de vie. Nous connaissons les souffrances des familles qui ont « en héritage » la persécution et la mort atroce d’un enfant innocent. Il faut parfois de longues années de thérapie pour que le passé, gardé cependant en mémoire n’envahisse pas le présent avec un repli mortifère sur soi. Aujourd’hui, je peux donner l’exemple de cet enfant dont la mère a été assassinée dans un des conflits africains alors qu’il était tout petit et qui ,parvenu à l’adolescence, se reproche de ne pas avoir su la protéger L’enfant en CM2 est à l’orée de l’adolescence. Il a parcouru le chemin d’une grande dépendance aux parents, puis d’une autonomie progressive, aidé pour cela par les relations extra familiales, les copains à l’école en particulier. Au moment où s’annonce la puberté, les identifications qui fonctionnaient jusque là vacillent, il y a un creux et une recherche de nouvelles identifications. Proposer alors à l’enfant l’adoption d’un enfant assassiné par les nazis, c’est mettre en péril tout son équilibre, c’est comme lui coller un fantôme sur le dos, dont témoignent les cauchemars des enfants confrontés à des deuils, à des agressions. C’est jouer sur l’émotivité à un moment où justement il s’agit pour lui d’apprendre à maîtriser son univers pulsionnel à l’heure où son corps lui envoie des messages nouveaux qu’il va devoir assumer. Le rapport aux « héros morts » est un des grands dangers à ce moment du développement psychique. Cette identification est destructrice,.peut avoir des effets totalement inverses de ceux qui semblent être proposés et conduire à un rejet de toute information historique du drame de la Shoah. C’est la pulsion de vie qui permet aux hommes de « s’entrevivre et non de s’entretuer » ainsi que le disait Jacques Prévert . Madeleine Natanson, psychanayste par courriel, pour le site Mémoire Juive & Education |
A gaucheLe PCF : "La Shoah exige une hauteur de vue qui ne peut rentrer dans le plan de communication d'un président en difficulté. […] Nicolas Sarkozy joue à un jeu extrêmement dangereux: affaibli dans l'opinion publique il cherche à rebondir par tous les moyens, multipliant les annonces, passant d'un sujet à un autre. Ce zapping permanent n'a pas d'autre objectif que de faire oublier sa politique. […] Dernière provocation présidentielle en date, celle de confier la mémoire d'un enfant victime de la Shoah à chaque élève de CM2. […] Nicolas Sarkozy sait-il que des milliers d'enseignants, de responsables associatifs, avec le témoignage d'anciens déportés font vivre la mémoire et restituent le contexte historique de cette tragédie du 20è siècle" et "n'ont pas attendu l'invitation du Président de la République". (Communiqué, vendredi 15 février)Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière: "Si Sarkozy montre un intérêt pour les enfants juifs victimes de la barbarie nazie c'est qu'il en escompte un bénéfice électoral, et pour moi c'est répugnant". "Sarkozy veut faire des enfants de CM2 des gardiens de la mémoire des petits juifs français, victimes du génocide commis par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale. On peut discuter du bien fondé d'une telle décision, en fonction des répercussions psychologiques que cela peut entraîner chez des enfants de 10-11 ans". Mais "si on juge que cela n'est pas un problème à ce moment-là pourquoi se limiter à ce massacre ignoble, celui des petits tziganes l'était-il moins?" "Et les enfants vietnamiens ou algériens bombardés ou napalmisés au cours des guerres coloniales et tous les enfants assassinés par l'impérialisme français mériteraient-ils moins qu'on entretienne leur souvenir?" (Déclaration à l'AFP, vendredi 15 février) Jean-Luc Mélenchon, sénateur socialiste : "Vraiment ce président est incroyable ! Un jour, il est prédicateur, il nous fait des prêches sur Dieu, la religion et le reste. Maintenant le voilà transformé en instituteur ! C'est lui qui décide de ce qui est bon ou mauvais sur la manière de former les jeunes enfants." "Qui a demandé une chose pareille ? Personne, ni le Crif, ni aucune synagogue de ce pays n'a demandé qu'on aille faire cette démarche". "On n'en finira plus à ce moment-là ! Combien de fois va-t-on, pour des raisons pédagogiques, prendre nos enfants et vouloir à tout prix leur infliger une cure de mémoire sur ceci, sur cela ?". "On pourrait faire une liste de tous les esclaves qui ont été esclavagisés par des Français, on pourrait faire la même chose pour la Commune de Paris. Franchement, est-ce qu'on ne peut pas laisser la politique et la religion à l'écart de l'école ?". "Les maîtres de l'école publique font leur travail" et "M. Sarkozy n'est pas un maître de l'école publique". Dénonçant le concept de "radicalité de vie" développé par Nicolas Sarkozy, "n'importe quel fou de Dieu peut être mis aussi sur le plan d'une radicalité de vie. Ce n'est pas ce que nous cherchons à enseigner à nos enfants, nous essayons de leur enseigner l'équilibre, la tolérance".(Sur LCI, jeudi 14 février) Et même à droiteSimone Veil, présidente d'honneur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et ancienne déportée : la proposition de Nicolas Sarkozy est "inimaginable, insoutenable et injuste". "On ne peut pas infliger ça à des petits de dix ans". "On ne peut pas demander à un enfant de s'identifier à un enfant mort. Cette mémoire est beaucoup trop lourde à porter". "Nous mêmes, anciens déportés, avons eu beaucoup de difficultés après la guerre à parler de ce que nous avions vécu, même avec nos proches. Et aujourd'hui encore, nous essayons d'épargner nos enfants et nos petits-enfants. Par ailleurs beaucoup d'enseignants parlent - très bien - de ces sujets".La suggestion de Nicolas Sarkozy risque aussi d'attiser les antagonismes religieux : "Comment réagira une famille très catholique ou musulmane quand on demandera à leur fils ou à leur fille d'incarner le souvenir d'un petit juif?" (L'Express.fr, vendredi 15 février) Nicolas Dupont-Aignan, député souverainiste de l'Essonne, président de Debout la République : "Nicolas Sarkozy a, une fois de plus, voulu faire un 'coup médiatique' à partir d'une question grave et sérieuse. Cette instrumentalisation du devoir de mémoire et d'histoire n'est pas admissible. […] Le président de la République n'est pas dans son rôle en rendant polémique ce qui devrait faire concorde, en misant sur la division des Français là où le consensus devrait l'emporter. […] Il est inacceptable de faire peser sur des enfants de 10 ans, à qui on demanderait ainsi de se livrer à une sorte d'exercice douteux et inutile de projection morbide, les conséquences de ce nouveau gadget politico-médiatique". Le gouvernement devrait "renoncer sans tarder à cette fausse bonne idée". (Communiqué, vendredi 15 février) Dominique de Villepin, ancien Premier ministre : "Je trouve que c'est une idée étrange. Je ne crois pas que l'on puisse imposer la mémoire, que l'on puisse la décréter ou légiférer dans ce domaine". "Je crois, par ailleurs, que la charge de la mémoire d'un enfant mort, c'est quelque chose de très lourd à porter". (Radio classique, jeudi 14 février) Extrait du recensement des
prises de position sur le site du Nouvel Observateur : NOUVELOBS.COM
| 18.02.2008
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