Témoignage
d'un agent polonais, Jan Nowak
En 1943 : «
Ils ne vous croiront pas ! »
Dans toutes ces rencontres j'avais
parlé, de ma propre
initiative, de l'extermination
des
Juifs et de la destruction du ghetto de Varsovie.
Pareil
génocide, l'assassinat de centaines de milliers de personnes
comme du bétail à l'abattoir, n'avait pas de
précédent, semblait-il, dans l'histoire. Tous
m'avaient
écouté avec intérêt, mais
avec une
incrédulité, aussi, qui ne m'avait pas
échappé. Trente et quelques années
plus tard, en
feuilletant les notes et les rapports de mes interlocuteurs, je
remarquais avec étonnement que la question des Juifs en
avait
été totalement écartée. Mon
prédécesseur,
l'émissaire Jan Karski, avait fait la même
expérience
lorsqu'il était arrivé à Londres un an
plus
tôt,
porteur d'une somme considérable d'informations sur le sort
des
Juifs. Karski était
allé très loin : avant de
partir
il avait risqué sa vie en se faisant passer pour policier
estonien
afin de pénétrer dans le camp de la mort de Belzec
et
d'y
voir de ses propres yeux quel était réellement le
sort
des
Juifs emprisonnés là-bas. Je savais par Jan
Karski
lui-même
qu'il avait profité d'une audience chez Eden pour parler en
détail
de l'extermination systématique et progressive de la
population
juive.
Le sous-secrétaire d'État avait estimé
cet
entretien
suffisamment important pour communiquer à tous les membres
du
Cabinet
de guerre le compte rendu qu'il en avait préparé.
Je le
retrouvai
dans les Archives et constatai avec étonnement que
rien de ce
que
Karski avait déclaré concernant la liquidation
des Juifs
n'y figurait. Pourquoi ?
Peu après mon arrivée
à Londres, dès que les microfilms que j'avais
apportés furent développés et
envoyés aux
personnes intéressées, je fus invité
à
rencontrer Ignacy Szwarcbart, militant sioniste qui siégeait
au
Conseil national polonais à Londres en tant que
représentant de la minorité juive.
J'étais le
premier émissaire parvenu à l'Ouest depuis
l'insurrection
du ghetto de Varsovie. [...] Szwarcbart m'écouta avec une
émotion telle que, par moments, sa tête tremblait.
Lorsqu'il se couvrit les yeux de
ses deux mains je me demandai s'il n'avait pas laissé de la
famille en Pologne et si mon récit, monstrueux par
l'éloquence des faits
et des chiffres, n'était pas une torture infligée
à cet
homme. Mais comme s'il avait deviné mes pensées
Szwarcbart insista
pour que je lui dise tout ce que je savais. Il ne m'interrompit que
lorsque
je déclarai qu'au
moment où j'avais quitté la
Pologne,
sur une population de trois millions de Juifs il n'en restait tout au
plus
que quelques centaines de milliers.
— Je vous en supplie, s'écria Szwarcbart, dans vos
conversations
avec les Anglais ne parlez pas
de millions !
— Mais pourquoi ? demandai-je, surpris. Ces chiffres, je ne
les ai tout
de même pas inventés.
— Ils ne le croiront
pas. Ils seront plus enclins
à vous
croire lorsque vous leur raconterez la tragédie de ces trois
enfants juifs qui fuyaient le ghetto et qui ont
été
abattus par des civils allemands parce qu'ils n'avaient plus la force
de courir. Cela, ils peuvent encore le croire. Mais lorsque vous leur
direz que les Allemands ont assassiné un ou deux millions de
Juifs dans les chambres à gaz, personne ne vous
croira — personne, vous entendez. Les
Juifs non plus ne vous
croiront pas.
— Peut-être s'agit-il tout simplement de
méfiance à
l'égard des Polonais ? demandai-je. [...] Pensez-vous que si
c'était
un Juif arrivant tout droit de Varsovie qui se trouvait à ma
place
on ne le croirait pas lui non plus ?
— Lui non plus. Szmul
Zygielbojm, un envoyé du Bund,
l'organisation des Juifs socialistes, est arrivé ici,
à
Londres. Par
l'intermédiaire de la Clandestinité polonaise ses
camarades
restés en Pologne n'ont pas cessé de lui faire
parvenir
des
rapports. L'un de ces rapports assurait que sept cent mille Juifs
avaient
déjà péri. Un socialiste
également juif,
Adam
Pragier, a alors dit à Zygielbojm que personne ne croirait
une
telle
propagande. Il fallait enlever un zéro et dire qu'on en
avait
assassiné
soixante-dix mille. L'opinion publique occidentale admettrait alors que
c'était
possible.
Zygielbojm n'avait pu supporter que
même les organisations juives à travers le monde
restent
sans réaction car
elles ne le croyaient pas. Désespéré,
il s'était suicidé.
De la suite de notre conversation il
résultait que Szwarcbart était parfaitement
informé de tout cela avant que je n'arrive à
Londres. Par
radio et grâce aux courriers
les autorités clandestines
polonaises avaient fait parvenir des documents
détaillés,
des photos, des chiffres, des rapports et des informations sur le
déroulement du plan d'extermination.
Le gouvernement
polonais les avait aussitôt transmis aux Anglais et aux
organisations juives à travers le monde.
J'eus plusieurs conversations
avec Szwarcbart
et des militants d'organisations juives auprès desquels il
m'avait introduit. Au cours de l'une d'entre elles je
suggérai, pour sauver la population juive encore vivante,
que
par l'intermédiaire de la B.B.C. les Anglais et les
Américains menacent d'exercer des représailles
contre la
population allemande. Les villes
allemandes, de toute façon,
étaient bombardées. Pourquoi ne pas
déclarer que
c'était la revanche pour le génocide ?
Szwarcbart m'assura que
lui-même et
d'autres Juifs avaient déjà fait toutes sortes de
propositions mais qu'elles
s'étaient toujours heurtées au mur de
l'incrédulité.
Je compris alors que ce
scepticisme faisait
partie depuis toujours de la tragédie des Juifs. Tant
qu'elles
ne s'étaient pas trouvées face à la
mort les
victimes elles-mêmes de
cet assassinat en masse n'y avaient pas cru. Le meurtre de trois
millions d'êtres humains organisé
industriellement, selon
les principes de la production de masse, à la
chaîne,
dépassait tout simplement l'imagination. C'est pourquoi la
résistance armée s'était
manifestée si tard
chez les Juifs, alors que le ghetto de Varsovie était
déjà pratiquement vidé de sa
population. Les Juifs
avaient longtemps cru que s'ils évitaient les actes
désespérés, violents, et la lutte
armée,
quelques milliers, quelques dizaines de milliers d'entre eux
peut-être périraient — le reste serait
sauvé. Alors
que s'ils se soulevaient — ils disparaîtraient
tous.
Mais lorsque les Juifs
polonais finirent par
comprendre qu'ils n'avaient plus rien à perdre, qu'ils
étaient condamnés à l'extermination
totale, ni
leurs frères ni les leaders ni l'opinion publique du monde
occidental n'étaient plus capables de le
croire.
Jan
Nowak,
Courrier de Varsovie,
Collection Témoins, Gallimard, 1983
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